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31/03/2024

Un vrai voyage de science-fiction

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

 

« C’est aussi la raison pour laquelle notre Pays des Merveilles est devenu le royaume de la musique. Pure effusion, la musique. Ivresse, liberté, innocence... Quoi de plus sympathique que la musique ? Quoi de plus trait d’union consensuel, juste milieu orchestral ? Oui, c’est vraiment ce qu’il nous fallait pour accompagner cette fin du monde. Mais j’avoue que je ne comprends pas pourquoi nos maîtres ont décrété une Fête de la Musique : comme si, à Cordicopolis, ce n’était pas l’aubade tous les jours ! La sérénade obligatoire. Comme si nos villes n’étaient pas toutes devenues, et jusque dans leurs moindres recoins, jusqu’au fond de leurs plus obscurs placards, jusqu’aux mieux défendues des tours d’ivoire, de gigantesques auditoriums, des salles de concert perpétuelles. Ce monde s’écroule en plein festival, avec orchestre et cotillons.
Dans l’au-delà, je me souviendrai encore de ce bruit inusable de fond, de ce vacarme qui n’arrêtait plus jamais, de cette musique prisu persécutrice qui traînait le long de mes fenêtres, montait me chercher à gros bouillons, venait taper contre les murs, rebondissait dans mon bureau, s’effilochait sur les papiers, visait directement aux neurones sans même passer par les tympans. Comme si une seule maison de disques internationale, une seule Multinationale du Son, avait orwelliennement pris possession de la totalité du genre humain.
Une seule boîte à rythmes géante battant elle-même maniaquement comme le cœur intuable et autonome de la nouvelle réalité.

Partout le Big Band systématique, la corvée forcée de mélomanie. Je ne suis pas ennemi de la musique, il ne faudrait pas imaginer. Je me souviens de ce qu’écrivait Nietzsche, que l’existence privée de musique est une erreur et un exil ; mais chaque fois qu’un type, à dix immeubles de moi, pousse dans le rouge son matériel hi-fi pour me faire partager ses goûts, pour me faire participer à sa torpeur, pour me mettre à "l’unisson", chaque fois que des amplis hurlants me visent avec beaucoup plus de précision que des Scuds, je me demande si Nietzsche, à ma place, resterait sur ses positions de 1888.

Une espèce de marée noire musicale beurre aujourd’hui les rives du monde. Tous les jours, des gens qui ne toléreraient pas que vous leur fumiez sous les narines vous soufflent leurs préférences aux oreilles. Les cordicolâtres sont des mélomanes infatigables. Il n’existe plus d’autre musique que la musique à écouter en groupe ; mais ne pas souhaiter l’entendre n’est nullement prévu au programme, ce serait comme de ne pas désirer ceux qui l’offrent à la cantonade. Batteries barbares. Synthés. Larsen tueurs. Compact-disques à guidage terminal. Leurs baffles sont des armes "propres".

C’est bien commode, la musique, pour achever de vous convertir. C’est admirablement conçu pour vous rendre cool, sympa, communautaire, harmonique. Ça efface toutes les ombres et les critiques. Ça noie bien des réticences sous les émois pasteurisés. Ça fait passer bien des forfaits aussi. Le gros général américain dont j’aime mieux ne pas me rappeler le nom s’endormait chaque nuit, dans le désert d’Arabie Saoudite, au son terriblement "new age" de gazouillis d’oiseaux qu’on lui avait enregistrés sur cassette.

Est-ce qu’il existe aujourd’hui quelque chose de plus hallucinatoirement consensuel que la Fête de la Musique, je ne sais plus quel soir du mois de juin ? La Journée du Livre peutêtre ? La "Rage de Lire" ? Les "Ruées vers l’Art" ? Tout ce qui s’efforce de vous faire croire que la culture c’est bien, c'est chouette, et que le cinéma c’est la vie, et que la poésie vous aime, et que le théâtre vous attend, et que la peinture vous concerne…

Traverser la France, en été, avec partout des annonces de festivals, dans les coins les plus pathétiques, sous les soleils les plus plombés, voilà un vrai voyage de science-fiction à travers les horreurs de l’optimisme, une descente dans les Profonds secrets de la grande bouffonnerie cordicole de masse. J’ai vu le genre humain en vacances, pouvait dire Chateaubriand, repensant aux journées de la dévolution. ("Le genre humain en vacances se promène dans la rue, débarrassé de ses pédagogues, rentré pour un moment dans l’état de nature"). Il n’avait rien vu du tout. Notre opérette est bien plus forte. Et la tranchée, aujourd’hui, bien plus radicale encore entre l’Ancien et le Nouveau Régime.
Y a-t-il une vie après la culture ? Après les expos ? Les festivals ? Les livres du mois ? Les ouvrages stars ? Les essais dont tout le monde parle ?
Peut-être. Mais elle se cache bien. »

Philippe Muray, "Les damnés de l'éther" in L'Empire du Bien

 

07:00 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (1) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

Commentaires

Le bruit vous torture les tympans jusque dans les parkings souterrains
Qu'on respecte au moins ces caveaux modernes ou nous inhumons (provisoirement) nos montures !

Écrit par : La hire | 01/04/2024

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