Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

06/11/2007

Espiègleries Sollersiennes...

=--=Publié dans la Catégorie "PARENTHÈSE"=--=



Je ne l'ai pas encore lu... mais voici quelques extraits :

"Francis Ponge

Je vais voir Ponge chez lui, rue Lhomond, près du Panthéon, au moins une fois par semaine. Sa solitude est alors terrible, sa pauvreté matérielle visible. Là-dessus, une fierté et une ténacité radieuse, quelque chose de radical et d’aristocratique, dans le genre « tout le monde a tort sauf moi, on s’en rendra compte un jour ». J’arrivais, je m’asseyais en face de lui dans son petit bureau décoré par Dubuffet, j’avais des questions, il parlait, je le relançais. J’ai fait ce que j’ai pu pour lui par la suite : invitation d’un mois à l’île de Ré, conférence à la Sorbonne, envoi de caisses de vin de Bordeaux, obtention d’un maigre salaire dans le budget de la revue « Tel Quel » (il figure en tête du premier numéro), livre d’entretiens d’abord diffusés à la radio, etc. J’apporte un électrophone et on écoute du Rameau, et encore du Rameau (c’est son musicien préféré). Ponge, à ce moment-là, est très isolé : mal vu par Aragon en tant qu’ancien communiste non stalinien, tenu en lisière par Paulhan (malgré leur grande proximité), laissé de côté par Sartre, après son essai retentissant sur lui dans « Situations I ». Il est donc encore loin de l’édition de ses œuvres complètes et de la Pléiade, mais le temps fait tout, on le sait. Jusqu’en 1968, idylle. Ensuite, on s’énerve, moi surtout. Raisons apparemment politiques, mais en réalité littéraires (Malherbe, sans doute, mais n’exagérons rien) et métaphysiques (le matérialisme de Lucrèce, pourquoi pas, mais pas sur fond de puritanisme protestant). De façon pénible et cocasse, la rupture se produit apparemment sur Braque (texte critique de Marcelin Pleynet, privilégiant Freud), mais aussi (rebonjour Freud) à cause de mon mariage (sa propre fille est alors à remarier). Il y a, de part et d’autre, des insultes idiotes. A mon avis, à oublier.

J’ai beaucoup aimé et admiré Ponge, et la réciproque aura été vraie. Je ne vais pas citer ici les dédicaces super-élogieuses de ses livres. Les historiens le feront un jour, c’est leur métier.

François Mauriac

Il écrit son « Bloc-Notes » assis sur un petit lit, Mauriac, papier sur ses genoux, à l’écoute. Il est incroyablement insulté à longueur de temps, et il y répond par des fulgurations et des sarcasmes (ressemblance avec Voltaire, après tout). Il est très drôle. Méchant ? Mais non, exact. Sa voix cassée surgit, très jeune, la flèche part, il se fait rire lui-même, il met sa main gauche devant sa bouche. Homosexuel embusqué ? On l’a dit, en me demandant souvent, une lueur dans l’œil, si à mon égard, etc. Faribole. Mauriac était très intelligent et généreux, voilà tout. Fondamentalement bon. Beaucoup d’oreille (Mozart), une sainte horreur de la violence et de sa justification, quelle qu’elle soit. Les sujets abordés, après les manipulations, les mensonges et les hypocrisies de l’actualité ? Proust, encore lui, et puis Pascal, Chateaubriand, Rimbaud. Les écrivains sont étranges : avec Ponge, je suis brusquement contemporain de Démocrite, d’Epicure, de Lautréamont, de Mallarmé. Avec Mauriac, de saint Augustin, des « Pensées », d’« Une saison en enfer ».

Dominique Rolin

Elle est assise à côté de moi, sur ma gauche. Je ne fais attention à rien d’autre. Corps de rêve, seins magnifiques, voix-mélodie, rire de gorge, humour. Elle paraît dix ans de moins (elle a dix ans de moins), elle sort d’un deuil très dur qu’elle décrit dans un de ses meilleurs livres, « le Lit », c’est donc une veuve sombre et joyeuse. Coup de foudre pour moi, légère commotion pour elle (elle manque de tomber dans un escalier). Mon destin est là, aucun doute. Même conviction, fondée, qu’avec Eugénie, sept ans plus tôt. Le surnom d’Eugénie dans ma mythologie personnelle : « l’Ange ». Celui de Dominique, immédiatement : « la Fée ». Tout y est : lumière intérieure, effet d’irradiation, sensualité, peau, bijoux, extraordinaire impression de confort et de repos que donne la beauté indifférente à elle-même (elle ne se trouve pas belle, évidemment). Il ne manque que la baguette magique, mais elle est là, invisible, l’étoile est là. Les citrouilles, autour de la table, ont disparu dans une gélatine de paroles vides. Elle va partir en riant dans un carrosse, mais je la retrouverai.

Julia Kristeva

Ces années d’avant l’explosion de Mai sont étonnantes. Je mène toujours une vie très désordonnée, mais une autre rencontre féminine a lieu, rencontre de fond et coup de foudre. C’est Julia (Kristeva), arrivée de Bulgarie en 1966, avec une bourse d’étudiante en lettres. Elle a 25 ans, elle est remarquablement jolie, elle vient m’interroger, on ne se quitte plus depuis. Elle n’a pas de passeport français, elle est très suspecte, on se marie en août 1967. Elle est toujours là, qui dit mieux ? Attention : il y a Julia Joyaux et Julia Kristeva, Philippe Joyaux et Philippe Sollers. Pas deux, quatre. Et puis cinq, avec David Joyaux, en 1975.

Mai-68

Mai-68, je l’ai sans cesse écrit dans mes romans et ailleurs, a été une libération incroyable. Temps ouvert, espace ouvert, nuits éclatantes, bouleversements à tous les niveaux, rencontres flambantes, grandes marches sans fatigue dans Paris paralysé, déploiement physique. Il était amusant, et salubre, d’employer parfois la langue de bois pour la faire brûler (j’ai ainsi écrit, sur des coins de table, des tas de tracts anonymes). J’ai fait deux ans de chinois (trop tard, et pas suffisant, il faut commencer à 8 ou 9 ans), j’ai traduit des poèmes de l’incroyable tortue Mao et commenté son étonnant « De la contradiction » tout en ayant en tête une traduction nouvelle du « Laozi » et du « Zhuangzi », bref, une ivresse claire qui me tient encore. J’ai ensuite choqué beaucoup d’Américains en disant publiquement que mon souci principal était d’être ainsi décrit par un dictionnaire chinois, pas avant, mettons, 2077 : « Ecrivain européen d’origine française qui, très tôt, s’est intéressé à la Chine ». Je ne me plains donc pas de ma quasi-inexistence sur le marché anglo-saxon ? Non. Pouvez-vous m’expliquer ça ? Je n’arrête pas.


Mao et Jean-Paul II

La folie Mao m’occupe pendant trois ans, le temps de défrayer la chronique : sabotage du Parti français dont, bien entendu, je n’ai jamais été membre. On va jusqu’à Pékin en 1974, sans Lacan, qui, pourtant, avait donné son accord (mais avec Barthes qui s’ennuie beaucoup pendant le voyage). Retour vite transfusé en critique, et départ pour New York.

En somme : première vague, Mao. Deuxième vague, Soljenitsyne et les dissidents russes enfin écoutés. Troisième vague, l’élection surprise de Jean-Paul II, et l’insurrection polonaise. Quatrième vague, chute du mur de Berlin. Pendant tout ce temps, j’écris « Paradis », qui, on me l’accordera, a peu de chose à voir avec « Paludes ». [...]

Alors, après avoir été « maoïste », vous êtes devenu « papiste » ? En effet, et résolument. Si vous permettez, stratégie élémentaire : tout ce que l’adversaire attaque (Mao, le pape), on le défend ; et tout ce qu’il défend (l’ex-URSS et ses métastases), on l’attaque. La Chine n’est plus une colonie de la Russie, et, donc, plus des Etats-Unis ? Il semble. Le pape est mort ? Vive le pape.

Inutile de préciser que je suis, depuis fort longtemps, un défenseur radical des droits de l’homme en Chine, et que je n’ai rien contre l’avortement, le préservatif, l’homosexualité, et autres obsessions du temps. En revanche, le célibat des prêtres me paraît une excellente mesure. Dit autrement : oui au péché, non à la monogamie pieuse.


Alain Robbe-Grillet

Dans les péripéties malheureuses et confuses entre cinéma et littérature, l’échec le plus révélateur est quand même celui de Robbe-Grillet. Au début du « nouveau roman », il écrit contre toute image « la Jalousie », ascèse ennuyeuse mais intéressante. Ensuite, il veut filmer ses fantasmes érotiques, et c’est le kitsch. Une telle bouffée de laideur méritait bien une élection à l’Académie française.

François Mitterrand

Je n’aimais pas Mitterrand, mais il m’intriguait, et, au vu de la médiocrité politique ambiante, ce médiocre sinueux m’intrigue toujours. Je ne l’ai rencontré que deux fois. La première, à sa demande, après la parution de « Femmes », pour un déjeuner à l’Elysée, en compagnie de l’un des meilleurs stratèges d’aujourd’hui, BHL, l’homme qui sait tout de la comédie du pouvoir avant tout le monde. Mon gros roman avait du succès, le président voulait voir l’animal de près. Il a dû m’observer, et, comme je n’ai presque rien dit, sonder mes silences.

Mitterrand brillait, BHL brillait, Attali se taisait, le nez dans son assiette, j’avais tendance à m’endormir.

La deuxième fois est un déjeuner chez Colette et Claude Gallimard, au 17 rue de l’Université. Gallimard ? Le président est un habitué de la librairie du boulevard Raspail, il vient de temps en temps consulter des éditions rares, ou en acheter quelques-unes. Un président littéraire ? Il aime qu’on le croie, même si ses goût restent conventionnels (Chardonne, etc.). Mais on sent que « Gallimard », pour lui, reste un nom prestigieux, sans doute lié à des ambitions de jeunesse (mauvais poèmes, lyrisme petit-bourgeois). Il a sûrement été impressionné par la « NRF », surtout celle de Drieu la Rochelle.

Quoi qu’il en soit, ce deuxième déjeuner est amusant, et c’est lui qui a demandé ma présence. Nous sommes en 1988, il vient d’être confortablement réélu, et il a feuilleté mon roman « le Cœur absolu » qui se passe beaucoup à Venise, dans une atmosphère casanoviste ressuscitée. Le président a l’air content, il fonce sur moi en me disant « voilà le terrible monsieur Sollers », m’entraîne sur un canapé, s’assoit contre moi, me prend le bras gauche et me dit tout à trac : « J’espère que vous faites attention à votre santé. » J’hésite deux secondes avant de comprendre qu’il pense qu’un vrai libertin risque désormais sa vie avec le sida qui rôde. Va-t-il m’offrir des préservatifs ? Non, il me raconte son amour pour Venise et sa découverte de Casanova. Je suis sur le point de lui dire « bienvenue au club », mais comme je suis un amateur solitaire et sans club, je m’abstiens, tout en louant son sens historique.

Vatican

Mon livre sur « la Divine Comédie » paraît donc en 2000, et, en octobre, je vais l’offrir à Rome à Jean-Paul II. Il y a des photos : grand scandale dans les sacristies intellectuelles. La remise du livre a lieu, en audience publique, place Saint-Pierre.

Je rappelle au pape que je lui ai déjà envoyé, sept ans auparavant, un livre tournant autour de l’attentat dont il a été l’objet (« le Secret »), et, en effet, il hoche la tête, et là, geste inattendu, il tend le bras et appuie longuement sa main droite sur mon épaule gauche, tout en me regardant droit dans les yeux. Rituel militaire plus qu’étrange, d’autant plus que l’intensité du regard est du genre laser rayon vert. Pas un mot, la main sur l’épaule, silence de vie criant, félicitations pour mon activité de mousquetaire libre, absolution de mes péchés (et Dieu sait). Archivé. Par la suite, envoi d’une lettre très élogieuse sur le bouquin, avec hyper-bénédictions à travers la Mère de Dieu : pour un assassiné-ressuscité, c’est un comble.

Epitaphe

Je ne tiens pas du tout à mourir, mais, s’il le faut physiquement, j’accepte, comme prévu, qu’on enterre mes restes au cimetière d’Ars-en-Ré (Sollers en Ré), à côté du carré des corps non réclamés, des très jeunes pilotes et mitrailleurs australiens et néo-zélandais, tombés là, en 1942 (pendant que les Allemands rasaient nos maisons), c’est-à-dire, pour eux, aux antipodes ;

Simple messe catholique, à l’église Saint-Etienne d’Ars, XIIe siècle, clocher blanc et noir servant autrefois d’amer aux navires, église où mon fils David a été baptisé ;

Sur ma tombe, 1936-20..., cette inscription : Philippe Joyaux Sollers, Vénitien de Bordeaux, écrivain ;

Si un rosier pousse pas trop loin, c’est bien.



Günter Grass

Chacun devrait raconter ses expériences, les écrivains, les poètes, les philosophes, les curés, les curés de l’ombre, les politiques, les banquiers, les policiers, les militaires, les péroreurs révolutionnaires, qu’on voie un peu à travers.

Montre-moi ton enfance et ton adolescence, je te dirai qui tu es.

Je ris, en passant, des révélations de ce médiocre écrivain allemand, Günter Grass, Prix Nobel de littérature, avouant qu’il a été Waffen SS à l’âge de 17 ans, pour échapper à son étouffante famille. Grass, on s’en souvient peut-être, a été la grande conscience social-démocrate de l’après-guerre. Des hypocrites s’indignent de son long silence avant l’aveu de cette « souillure », mais personne ne pose la vraie question : pourquoi Grass a-t-il eu envie de cette incorporation ? Pour échapper à sa famille, vraiment ? Ou plutôt pour ne rien savoir de ses désirs à l’époque ? Lesquels, d’ailleurs ? Expliquez-vous clairement (ou alors lisez l’extraordinaire roman de Jonathan Littell, « Les Bienveillantes », confession d’un officier SS, cherchant à travers un matricide, une fusion incestueuse avec sa sœur via la sodomie passive, une issue impossible hors des massacres de cauchemar). Mon Dieu, mon Dieu, quelle misère : chrétienne, conservatrice, socialiste, fasciste, communiste, social-démocrate, réactionnaire, progressiste, etc. Est-ce qu’on ne pourrait pas s’évader de ces décors d’ensemble ? Grass, dites-moi : à 17 ans, qui aviez-vous envie de baiser ? Et vous, Bourdieu, et vous, l’abbé Pierre ? Et vous, Staline, Mussolini, Franco, Pétain, Hitler ? Et vous, Bush, Ben Laden ? A 7 ans ? Mais tout est déjà joué, bien sûr, merci Freud.

Adhérer aux Waffen SS à 17 ans, c’est comme si moi, au même âge, j’avais eu envie d’être parachutiste ou tortureur français. Peu importe, au fond, le contexte historique : l’inclination, le goût, tout est là. Vous avez, à cet âge, bandé pour ça ? Chacun ses goûts, mais dites-nous franchement pour qui et pour quoi.

Louis Aragon

Aragon, au café La Régence, place du Palais-Royal, me dit : « Tu comprends, petit, l’important est de savoir si on plaît aux femmes. » Je n’aime pas ce tutoiement forcé, et encore moins le mot « petit ». Quant aux femmes, je suis au courant, merci, j’ai, comme dit Casanova, « le suffrage à vue », et ça marche. L’autre formule, moins conventionnelle, et plutôt amusante, consiste, de sa part, à dire que le comble du snobisme est de se déclarer communiste. Bon, pourquoi pas. Après quoi, quelques rencontres, où, immanquablement, il se met à me lire ses poèmes qui, d’ailleurs, n’en finissent pas. Voix déclamatoire, très dix-neuvième siècle, la diction plaintive et forcée que vous entendez déjà dans l’enregistrement d’Apollinaire, « Ouvrez-moi cette porte où je frappe en pleurant », etc... Aragon est encore très beau, il est debout, il se regarde à travers vous, le miroir envahit la pièce, il vous glace. Il me fait le coup quatre ou cinq fois, rue de la Sourdière, d’abord (petit appartement encombré et obscur, plus modeste que celui, tout aussi encombré, de Breton rue Fontaine), rue de Varenne ensuite (luxe et chauffage, le Parti s’occupe de tout). Je m’ennuie, je suis fragile des tympans, l’admiration tonitruante du poète, dans la pose du grand poète, pour un vers de Henry Bataille, « J’ai marché sur la treille de ta robe », me laisse froid. Je note que le spectateur, épinglé dans son fauteuil, pourrait se lever, sortir, aller prendre un verre ou deux au café du coin, revenir une heure après, sans que l’auteur-acteur ait remarqué son absence. Bon, ça ira comme ça. La goutte d’eau qui fait déborder le vase sera « le pèlerinage au Moulin », là où il se fera enterrer avec Elsa, œuvres et cadavres croisés. Atmosphère de dévotion hyper-bourgeoise et cléricale, des invités, aucun snobisme, la servilité partout.

—oOo—



Rencontres au lance-pierre

Aurais-je souhaité rencontrer Gide autrefois ? Si on m’a lu jusqu’ici, on comprend que non, et pourquoi.

Sartre ? Il semble devenu indifférent à la littérature, qu’il assimilera bientôt à une névrose (« Les Mots »). Il remarque pourtant positivement un de mes premiers livres « Drame ». Vu seulement en 1972, dans les désordres du temps, deux heures dans son studio. Il me parle à toute allure de son « Flaubert », allume des Gitanes mais l’une après l’autre, « avant que le Castor n’arrive », me raccompagne sur le palier et me dit : « Bon, alors on se retrouve dans la rue ? » Flaubert ou la rue ? Les deux, sans doute, mais j’ai aussi autre chose à faire.

Blanchot ? Vu deux fois. Spectral. Coup de foudre d’antipathie immédiate et, je suppose, réciproque. Grande estime antérieure soudain effondrée. Bizarre.

Robbe-Grillet ? Drôle, décidé, sympathique, caustique, mais de plus en plus cinéma et érotisme tocard. Ca ne s’est pas arrangé, et il se fait tard.

Gracq ? Deux ou trois fois, compassé. Et puis une remarque : « Je n’aime pas Mozart. » Bonsoir.

Michaux ? Une seule fois. Coton dans les oreilles. Tristesse des lieux, très en dessous de la mescaline.

Duras ? Conversations marrantes au café. Et puis, elle s’emballe pour Mitterrand, bonsoir.

Claude Simon ? Très chaleureux, guerre d’Espagne, anarchiste buté. Me plaît.

Paulhan ? Le plus intrigant. Chez lui, rue des Arènes. Le seul qui semble penser avant de parler, allusions métaphysiques fréquentes, ironie matoise, signaux zen. Il travaille en écoutant des chansons à la radio. Me prête des livres chinois et « Orthodoxie » de Chesterton. Tout de biais, mais parfois éclairant. Aime « Le Parc », où il voit une mise en scène de la Trinité : bien joué. Très intelligent, œuvre faible. Belle écriture bleue ronde, billes allusifs. Se veut énigmatique, style société secrète, goût du pouvoir.

[...]

Sarraute ? Amitié incompréhensible, douceur, mélancolie, mélodie. J’essaie de lui cacher que je n’aime pas beaucoup ses livres. Elle le devine, mais, étrangement, ne semble pas m’en vouloir.

[...]

Céline ? Une seule fois, au téléphone, peu avant sa mort. « Venez me voir ! » J’aurais dû sauter dans un taxi.

Bataille ? Venant de temps en temps, l’après-midi, dans le petit bureau de « Tel Quel ». S’assoit, parle à peine. Très étrange rencontre avec Breton, au café du coin. Pour moi, grand signe. De tous les personnages rencontrés, c’est lui, et de loin, que j’admire le plus.

Les intellectuels à la question

Les philosophes et les intellectuels sont marrants : il suffit de les mettre à la question littéraire (et surtout poétique) pour observer leur affolement immédiat. Ils en rêvent, ils savent que c’est là que ça se passe dans le temps, ils tournent autour, ils en rajoutent, ils turbinent. Sartre, bien sûr, avec Baudelaire, Mallarmé, Genet ; Foucault avec Blanchot ou Raymond Roussel ; Lacan avec Joyce. Barthes finit du côté de Proust et de Stendhal et laisse croire qu’il va écrire un roman ; Althusser passe à l’autobiographie après avoir assassiné sa femme ; Derrida met les bouchées doubles avec Artaud ; Deleuze multiplie les incursions ; Badiou se veut écrivain (hélas), bref, ça brûle. Aujourd’hui, morne plaine, mais il est vrai que les philosophes et les intellectuels se sont désormais rangés dans le sermon politique et moral.

Le Clézio, Modiano et moi

Le film que se raconte le milieu littéraire français, depuis plus de trente ans, peut d’ailleurs être décrit comme un western classique, sans cesse rejoué, avec, de temps en temps, adjonction de nouveaux acteurs. Il y a un Beau, un Bon, un Vertueux exotique, Le Clézio, et un Méchant, moi. Je m’agite en vain, Le Clézio est souverain et tranquille, il s’éloigne toujours, à la fin, droit sur son cheval, vers le soleil, tandis que je meurs dans un cimetière, la main crispée sur une poignée de dollars que je ne posséderai jamais. Modiano, lui, a un rôle plus trouble : il est à la banque, il avale ses mots, il a eu de grands malheurs dans son enfance, il est très aimé des habitants de cette petite ville culpabilisée de l’Ouest, aimé, mais pas adoré, comme Le Clézio, dont la photo, en posters, occupe les chambres de ces dames. Le Diable, ne l’oubliez pas, c’est moi. Je suis un voleur, un imposteur, un terroriste, un tueur à la gâchette facile, un débauché, un casseur, j’ai des protections haut placées, des hommes et des femmes de main, je sème la peur, je ne crois à rien, j’expierai mes fautes.

Le parrain

Je passe sur les différentes désinformations m’attribuant, de temps en temps, un « pouvoir » exorbitant dans la république des lettres (alors que, sur ce dernier point, je suis plutôt d’un monarchisme endiablé). A en croire une multitude d’articles, je serais un manitou maniant tout, un « parrain », un faiseur d’opinions et de prix (moi qui ne vois jamais aucun juré du cirque), en tout cas un agent d’influence considérable. Rumeur risible, et qui ne demande qu’à se transformer en son contraire. On m’aura même accusé de diriger « Le Monde des Livres », où je publiais, chaque mois, des articles classiques, repris, avec beaucoup d’autres, dans « La Guerre du goût » ou « Eloge de l’infini ». [...] Que mes amis et mes proches ne finissent pas par me détester à cause de toutes les malfaisances et les dommages dont ils sont l’objet à mon sujet est une grâce. Après tout, je dois la mériter.

L’écran et la plume

L’ordinateur est construit pour faire barrage à la main, faire écran à la véritable audition, appauvrir le vocabulaire, donc les sensations, se plier à la fabrication. Le tour de main, lui, a lieu, comme une perfusion à l’envers, le sang d’encre négatif, biliaire ou mélancolique, se transforme en encre-sang positive, en sang bleu. Quelque chose coule, mais reste embrassé. Ca respire.

[...]

Se prendre, ou se reprendre, en main : expressions justes. L’esprit est une main.

Tempête dans un bénitier

Le pape Benoît XVI a bien raison de réinjecter un peu de latin dans la foire catholique. Geste pas du tout « intégriste », comme on se plaît à le dire, mais hommage à tout ce qui s’est écrit et chanté dans cette langue, de saint Augustin à Monteverdi ou à Mozart. Comment voulez-vous comprendre une énorme partie de la bibliothèque et de la discothèque sans savoir que c’est du latin ? Vous écoutez une messe classique sans comprendre les paroles ? « Incarnatus » ne vous dit rien ? « Miserere » et « Gloria » non plus ? « Et in saecula saeculorum » pas davantage ? Dommage.

« Celui qui ne comprend rien, dit Maistre par provocation, comprend mieux que celui qui comprend mal. » Vérification facile, et raison pour laquelle, sans doute, ma jolie petite concierge catholique portugaise me comprend beaucoup mieux que mes connaissances, mes proches et la plupart de mes amis."




Publié à l'origine dans Le Nouvel Observateur

07:00 Publié dans Parenthèse | Lien permanent | Commentaires (15) | Tags : Philippe Sollers, Écrire, Écrivain, Benoît XVI | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook