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09/02/2007

Miracle ?

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=



" Voyons un peu par exemple, cette oreille si ordinaire. Nous avons tous appris à l'école qu'elle est divisée en trois parties, l'oreille externe, l'oreille moyenne et l'oreille interne. L'oreille externe commence par le pavillon, qui recueille les ondes sonores, et se termine par le tympan. Or il est commun qu'avec l'âge, le tympan et tout ce qui le suit deviennent moins sensibles.

Toute la machinerie de l'oreille a donc besoin de recueillir des portions d'ondes plus importantes pour être mise en action. C'est ce besoin qui fait à certains d'entre vous mettre la main en cornet autour du pavillon. Vous ne l'avez jamais fait ? Hélas, hélas, ça viendra... Or, un éminent médecin me disait dernièrement qu'après de multiples observations il pouvait affirmer que chez les vieillards, les oreilles grandissent.
Depuis qu'il me l'a dit, j'ai regardé les vieux. Regardez à votre tour, c'est vrai. C'est surtout visible chez les gens très âgés. Certains ont des pavillons considérables. De vraies feuilles de laitues. Passons du pavillon au tympan. Nous vivons dans un tel vacarme que nous ne pouvons plus jouir de sa sensibilité exquise. Il est sans arrêt assailli par une macédoine de bruits permanents qui le maintiennent en vibration perpétuelle. Et nos nerfs auditifs, pour nous défendre, mettent une sourdine à la réception, un coup de gomme général. Mais au départ, la sensibilité du tympan est telle (je cite ici textuellement P. Danysz dans Science et Avenir de juillet 1961) « qu'il peut pour certaines fréquences [...] réagir (selon le Dr Bekesy) à des vibrations dont l'amplitude est inférieure à un milliardième de millimètre, soit le dixième du diamètre d'un atome d'hydrogène. Ainsi, dans le silence absolu, notre oreille pourrait entendre s'entrechoquer les molécules d'air agitées par le mouvement brownien ! ».
Pas mal... C'est encore mieux plus loin. Pénétrons.

L'onde qui fait vibrer le tympan lui a été transmise par le milieu dans lequel nous vivons : l'air. Mais le corps de l'homme, apparemment solide, est en réalité liquide. Un homme de 80 kilos contient environ 50 litres d'eau. La vibration, pour être assimilée par l'organisme humain, devra donc passer du milieu gazeux au milieu liquide. Ce faisant, elle risque de subir au passage un coup de frein. L'oreille moyenne va fournir la solution à ce problème.
L'oreille externe est en plein air. L'oreille interne est une boîte close pleine d'eau. Placée entre les deux, l'oreille moyenne va transmettre la vibration de l'une à l'autre par l'entremise de trois os minuscules, le marteau, l'enclume et l'étrier.
Le marteau est solidaire du tympan et vibre avec lui.
Il communique ses mouvements à l'enclume, qui les passe à l'étrier.
L'étrier fait vibrer une membrane élastique sur laquelle il s'appuie, et qui ferme une fenêtre pratiquée dans la boîte en os de l'oreille interne.
Les trois os intercalaires sont si miraculeusement astucieux dans leur forme, leur équilibre, leur architecture, leur agencement et les rapports de leurs dimensions, que l'onde transmise par eux du tympan à l'oreille interne se trouve en même temps amplifiée dans la proportion de 1 à 22...

Ajoutons que pour éviter les surpressions et les dépressions dans cette oreille moyenne fermée par deux membranes vibrantes, un canal de dérivation a été percé à travers chair et os : c'est la trompe d'Eustache, en relation avec l'atmosphère extérieure par la bouche. Ainsi la pression reste-t-elle toujours la même à l'intérieur et à l'extérieur de l'oreille.
Pas mal...
C'est encore mieux plus loin. Enfonçons-nous dans l'oreille interne. Jusqu'ici tout était très simple. Nous pouvions admirer le génie artisanal qui avait confectionné chaque osselet selon une forme minutieusement parfaite et les avait assemblés au moyen de muscles et ligaments minuscules dans un équilibre fonctionnel exact. Mais il nous était facile de comprendre comment les trois os faisaient ce qu'ils avaient à faire. Dans l'oreille interne cela devient extrêmement ardu. Nous passons de l'atelier d'horloger au laboratoire électronique. Et c'est bien peu dire. Car toutes les sciences doivent être sollicitées pour éclairer ce qui se passe ici.
Nous ne sommes pas assez savants, ni vous ni moi, pour tout analyser. D'ailleurs, les plus savants eux-mêmes...
Nous allons jeter, dans cette étrange caverne, un simple regard de profane. Un regard candide. Le regard de quelqu'un qui ne prétend pas savoir pourquoi quand on lui a expliqué comment.
Nous négligerons les canaux semi-circulaires, qui sont situés dans l'oreille interne mais n'interviennent pas dans le fonctionnement de l'ouïe. Du moins à ce que nous savons. Il y a sans doute une raison profonde pour qu'ils se trouvent là et non ailleurs, mais nous ne la connaissons pas. Nous savons seulement qu'ils sont le siège, le centre del'équilibre. Ils sont trois, assemblés, chacun en forme de demi-cercle, chacun perpendiculaire aux deux autres, chacun placé dans une des trois dimensions.
Qu'ils viennent à être lésés, par blessure ou maladie, et l'homme vertical ne peut plus se tenir debout. Même couché de tout son long, les yeux fermés, il ne se sent plus en équilibre. Il ne sait plus ce que sont la stabilité, la sécurité, le repos. De tous côtés le sollicitent des chutes abominables, et il ne peut se cramponner à rien car son univers bascule dans les trois dimensions.
Un homme peut devenir sourd, aveugle, muet, manchot, cul-de-jatte, cardiaque, tuberculeux, châtré et rester un homme.

Il peut sombrer dans le coma et continuer à faire partie, passivement, de notre univers, comme un caillou. Mais privé de ses canaux semi-circulaires, il est rejeté hors du monde, dont la loi première, la condition de constitution, est l'équilibre. Il n'est plus qu'un fragment de conscience du chaos.
Si ces canaux se trouvent dans l'oreille interne, c'est peut-être à cause de leur extrême importance. L'oreille interne est en effet l'emplacement le mieux protégé du corps. C'est une petite boîte solide dans la grande boîte solide du crâne. Le crâne qui doit protéger les oreilles et le cerveau est de forme à peu près sphérique.

La sphère est la forme la plus apte à rejeter les coups vers la tangente et résister aux chocs.
Abandonnons ces mystérieux canaux, ces trois gyroscopes immobiles qui sont en quelque sorte le nœud de communication entre l'équilibre universel et celui de l'individu, et reprenons la vibration où nous l'avons laissée : entrant par la fenêtre de l'oreille interne. Derrière la membrane vibrante qui ferme cette fenêtre se trouve le labyrinthe où la vibration va poursuivre son chemin. Ce labyrinthe a la forme d'un coquillage enroulé, une sorte de colimaçon pointu, dont la base est tournée vers la fenêtre et la pointe enfoncée vers l'intérieur de la tête. Mais les coquillages terrestres ou marins, tels que nous les connaissons, se composent d'une seule cavité s'enroulant sur elle-même. Ici, il y en a trois, trois conduites s'enroulant ensemble de la base jusqu'à la pointe où deux d'entre elles communiquent. La troisième, qu'on a baptisée le limaçon, est hermétiquement close : mais elle est séparée de la deuxième, tout le long de ses spires, par une membrane vibrante - encore une ! Dans le limaçon, derrière la membrane vibrante enroulée le long des spires, sont disposées environ vingt-cinq mille " cellules auditives ". Chaque cellule est hérissée de cils vibratiles à une de ses extrémités. Son autre extrémité se prolonge par un filet nerveux. Ces filets nerveux réunis en faisceaux formeront le nerf auditif chargé de porter au cerveau le message de l'oreille.
Que se passe-t-il dans ce labyrinthe ? En gros, quand la fenêtre se met à vibrer, le liquide qu'il contient transmet les vibrations aux cellules nerveuses, qui les transforment en influx nerveux et dirigent celui-ci vers le cerveau par le nerf auditif. Mais pourquoi cette forme colimaçonnesque ?
Imaginons que les cellules nerveuses soient disposées directement derrière la membrane plane de la fenêtre. Imaginons aussi que vous soyez en train de marcher dans la forêt de Chambord par une nuit de printemps. Votre oreille reçoit le chant d'amour du rossignol, le frisson du vent dans les feuilles nouvelles, le bruit de vos pas sur les brindilles, le bramement du cerf, les incongruités sonores du récepteur TV dans la maison du garde, le chœur des grenouilles, un solo de Caravelle qui passe là-haut, un ruisseau qui mouille son lit, un sanglier effrayé qui troue un fourré, un vélomoteur à dix kilomètres...
Votre oreille reçoit tout cela en même temps.
Si vos cellules auditives se trouvaient disposées toutes sur le même plan derrière la membrane de la fenêtre, elles seraient toutes sollicitées à la fois et votre cerveau recevrait tous les sons mélangés, percevrait une bouillie de bruits impossibles à séparer les uns des autres et à identifier. Le monde sonore ne serait rien d'autre pour vous qu'un ronflement perpétuel dont les seules modifications seraient les variations d'intensité.
Le labyrinthe de l'oreille interne se charge de transformer cette bouillie, ce magma de vibrations en un ensemble sonore où chaque son sera individualisé. Au cerveau ensuite d'identifier et de choisir.

Il y a autant de différence entre ce qui parvient à l'oreille interne par sa fenêtre élastique et ce qui en sort par son nerf auditif qu'entre un gâchis de couleurs passées au mixer et un tableau composé avec les mêmes couleurs.
Comment le labyrinthe procède-t-il à l'analyse de cette purée vibrante ?
Il est difficile de le savoir, car pour voir ce qui se passe dans une oreille, il faut l'ouvrir et, à partir du moment où on l'ouvre, il est bien évident qu'il ne s'y passe plus rien. En tous les cas, plus rien de normal.
Les expérimentations boiteuses qu'on a pu faire ont donné quelques indications. A la logique de bâtir des hypothèses...
La vibration totale s'engage dans une conduite dont le diamètre diminue constamment, selon une courbe logarithmique qui comblerait d'aise Salvador Dali. Chacune des vibrations partielles qui la composent traversera donc, à un certain passage de son trajet, une portion de labyrinthe d'un diamètre qui correspond à sa longueur d'onde particulière et qui lui permettra de faire entrer en résonance, à ce diamètre, là seulement et par cette longueur d'onde seulement, le dispositif d'audition. A cet endroit-là seulement, les cils des cellules auditives se mettent à vibrer, pour ce son-là seulement. Il en est ainsi pour chacune des longueurs d'onde qui composent la vibration complexe entrée par la fenêtre. Tout le long de l'enroulement hélicoïdal, chaque groupe de cellules va pêcher la longueur d'onde qui le concerne. Quand il arrivera au bout du labyrinthe, le magma sonore aura été complètement analysé.

C'est une hypothèse. Les lois de la mécanique et de l'acoustique nous permettent de la trouver plausible. Les expériences faites dans des conditions non satisfaisantes semblent la confirmer - la membrane du limaçon vibre en effet d'une façon sélective - et l'infirmer : la membrane vibre dans les spires les plus étroites pour les sons graves et dans les spires les plus larges pour les sons aigus. L'acoustique nous inclinerait à nous satisfaire du phénomène contraire. Nous pouvons seulement en conclure que nous ne comprenons pas ce qui se passe exactement, mais que ce qui se passe est effectivement fonction des longueurs d'onde d'une part et de l'enroulement hélicoïdal des trois conduites d'autre part. Mais la longueur d'onde ne suffit pas à définir un son. Au concert, ou devant votre électrophone, votre oreille est parfaitement capable de discerner une même note jouée par le piano, le violon ou la flûte. Ce sont pourtant les mêmes cellules, de la même portion hélicoïdale, qui vont être émues par le même do des trois instruments. Qui fait alors la différence ?
Il est probable que ce sont les cils vibratiles. Ce qui se passe à leur niveau est un phénomène qu'on a pu constater mais non expliquer. Il en est ainsi chaque fois qu'on se trouve devant les manifestations de base de l'électricité et de la vie : quand un cil se met à vibrer, un micro-courant électrique prend naissance dans sa substance, se propage dans la cellule auditive dont il est le prolongement et, de là, par le filet nerveux et le nerf auditif, gagne le cerveau.
Or, aucun de ces cils n'est absolument pareil à un autre dans son diamètre, sa longueur et la disposition de ses molécules.

Il est donc possible que chacun d'eux ou chaque molécule de chacun d'eux soit plus ou moins sensible à telles ou telles caractéristiques de la vibration qui n'ont rien à voir avec la longueur d'onde, mais qui constituent le timbre du piano ou de la trompette.
Chaque molécule de chaque cil envoyant à la cellule un micro-courant différemment modulé, celle-ci en fait la synthèse, en tire la résultante, et l'expédie vers le cerveau, par son fil spécial. Les 25 000 fils spéciaux issus des 25 000 cellules apportent en même temps au cerveau chacun son micro-courant qui diffère des 25 000 autres par son micro-voltage, sa micro-intensité, sa micro-énergie, sa micro-modulation et sans doute par d'autres micro-particularités dont nous n'avons pas la moindre idée.

Le cerveau reçoit les 25 000 signaux électriques et les transforme, par un processus qu'il ne semble pas que nous puissions jamais élucider, en sensation auditive. La bouillie vibratoire recueillie par le pavillon, reçue par le tympan, amplifiée par les osselets, analysée par le labyrinthe, codée par le limaçon, acheminée par le câble auditif, traduite par le cortex cervical est devenue une mosaïque sonore construite, claire, profonde et colorée; le cerf et la grenouille, et le soupir du vent, sont entrés dans votre tête et vous les avez reconnus.
Voilà ce qui se passe dans l'oreille. Du moins à peu près. J'ai beaucoup simplifié ce que nous connaissons. Et nous ne connaissons pas tout.
Et ce que j'ai supposé est peut-être inexact. Mais si nous connaissions tout, avec exactitude, nous aurions sans doute encore plus de raisons de nous sentir étreints par l'émerveillement, et par l'angoisse de l'inconnu.
Qui a conçu l'oreille ?
Il faut être singulièrement facile à contenter pour accepter de voir dans la simplicité harmonieuse de son aménagement général, le raffinement de ses détails, la diversité de son fonctionnement mécanique, acoustique, électrique, chimique, séreux, sanguin, conjonctif, osseux, musculaire, nerveux, liquide, solide, gazeux, et nous en oublions, et nous en ignorons, et dans la coordination immédiate et parfaite de cette multiple subtilité, le résultat chanceux de mutations hasardeuses.
Nous admettons volontiers le système de la sélection du mieux armé et du mieux adapté. L'animé qui avait une oreille a survécu à celui qui n'en avait pas. D'accord. Mais qui a donné son oreille à celui qui l'avait ?
Ce n'est pas si simple, dit-on. Il y a eu d'abord une cellule qui était vaguement sensible aux vibrations, puis...
D'accord.
Mais comment cette cellule vaguement sensible a-t-elle transformé cette vibration en une sensation auditive ? Comment s'est-elle adjoint d'autres cellules ? Comment se sont-elles fait pousser des cils sélectifs, se sont-elles enfermées dans le limaçon, le limaçon dans le labyrinthe ? Comment se sont-elles fait précéder d'un système amplificateur ? Comment ont-elles fait émerger et fleurir le pavillon ? Comment ? comment ? comment ? Qui a voulu ces perfectionnements successifs ?
Est-ce l'individu ?
Si c'était possible, tous les hommes se seraient depuis longtemps fait pousser des ailes et des yeux derrière la tête.
Est-ce l'espèce ? La matière vivante elle-même ?
Qui ?
L'oreille ne s'est pas faite par l'invraisemblable hasard de millions de mutations favorables.
L'oreille est un ensemble conçu, architecturé, organisé. Le hasard ne conçoit pas, n'ajuste pas, n'organise pas. Le hasard ne fait que de la bouillie.
Même si on tient compte du facteur temps, on ne peut pas accepter l'explication du hasard. Je connais l'argument du singe et de la machine à écrire : si on place un singe devant une machine à écrire et qu'il tape au hasard sur le clavier pendant l'éternité, comme il tapera une infinité de combinaisons de lettres, il finira par taper le texte de la Bible.
Je n'accepte pas cet argument. Il est faux. Il confond la quantité et la qualité. Le singe ne tapera pas la Bible, pas même La Cigale et la Fourmi. Il tapera pendant l'éternité un cafouillis lettriste, jusqu'à la fin des temps.
Vous pouvez lancer un dé pendant l'éternité, vous n'obtiendrez jamais une série de 1000 six. Or il faudrait une accumulation de mutations favorables autrement extraordinaire qu'une série de 1000 six pour fabriquer une oreille, ou une marguerite ou un petit chat.
Mais d'où viennent l'oreille et la marguerite ?
IL Y A QUELQU'UN !...
Il y a quelqu'un sous le lit, dans l'armoire ! Il y a quelqu'un dans notre vie, dans notre chair. Quelqu'un qui nous a faits et qui fait de nous ce qu'il veut."

René Barjavel
La faim du Tigre



Michel-Ange : La Création d'Adam, fresque de la Chapelle Sixtine.

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