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25/09/2008

L'Ordre de l'étoile

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

"En l’année 1351, le roi Jean de France décida d’instituer une belle compagnie, grande et noble, sur le modèle de la Table Ronde, qui fut jadis au temps du roi Arthur. Cette compagnie devait réunir trois cents chevaliers, les plus vaillants aux armes et les plus capables du royaume de France. Ils devaient être appelés chevaliers de l’Étoile. Chacun devait porter une étoile d’or, d’argent doré ou de perles sur son vêtement de dessus en signe de reconnaissance.
Le roi Jean s’engagea à faire bâtir une belle et grande maison, à ses frais, à côté de Saint-Denis, où tous les compagnons et confrères, qui seraient dans le pays, devaient se réunir pour toutes les fêtes solennelles de l’année, s’ils n’avaient pour excuse un trop grand empêchement, et chacun au moins une fois l’an. Ce lieu devait être appelé la noble maison de l’Étoile. Le roi y tiendrait une fois l’an une cour plénière de tous les compagnons, et, dans cette cour, chaque compagnon raconterait, sous la foi du serment, toutes les aventures, honteuses et honorables, qui lui seraient arrivées durant l’année.
Le roi devait établir deux ou trois clercs à ses frais, pour mettre par écrit ces aventures et en faire un livre, afin de ne pas les oublier, mais les rappeler tous les ans en ce lieu devant les compagnons, de sorte qu’on pût connaître les plus preux et les honorer selon ce qu’ils étaient. Nul ne pouvait entrer dans cette compagnie, s’il n’avait le consentement du roi et de la majeure partie des compagnons, et s’il n’était de réputation irréprochable. Il leur fallait jurer de ne jamais fuir dans la bataille plus loin que quatre arpents environ, de plutôt mourir que d’être pris. Chacun aiderait et secourait les autres dans toutes leurs besognes, en amis loyaux. Tous les compagnons devaient jurer plusieurs autres statuts et ordonnances.
La maison presque achevée existe encore, assez près de Saint-Denis. Si l’un des compagnons de l’Étoile, dans sa vieillesse, affaibli dans son corps, diminué dans son bien, avait besoin d’aide, on devait couvrir ses frais dans la maison bien et honorablement, pour lui-même et pour deux valets, s’il voulait y demeurer, afin que la compagnie fût mieux tenue. La chose fut ainsi ordonnée et instituée.
Or, peu après, des gens d’armes sortirent en grand nombre d’Angleterre et vinrent en Bretagne soutenir la comtesse de Montfort. Dès que le roi de France l’apprit, il envoya là-bas son maréchal avec de nombreux bons chevaliers pour s’opposer aux Anglais. Un grand nombre de chevaliers de l’Étoile allèrent à cette chevauchée.
Arrivés en Bretagne, les Anglais menèrent habilement leur expédition et les Français, qui se jetèrent trop follement dans une embuscade, furent tous tués et déconfits. Mourut là messire Gui de Nesle, sire d’Offemont en Vermandois, ce fut dommage car il était vaillant et preux chevalier. Y restèrent aussi plus de quatre-vingt-dix chevaliers de l’Étoile qui, ayant juré de ne jamais fuir, furent tués avec lui, ce qui ne fût sûrement pas arrivé, s’ils se fussent retirés et sauvés.
Ainsi se défit cette noble compagnie de l’Étoile, au milieu des grands malheurs qui survinrent par la suite en France. […]"

Les Chroniques de Jean FroissartL’Ordre de l’Étoile



Je ne sais si l’univers est un ordre ou un chaos. À l’échelle d’une vie humaine l’harmonie semble l’emporter dans le flux des constellations. À l’échelle d’une civilisation aussi. Des cycles se succèdent avec, néanmoins, des surprises, heureuses ou malheureuses. Si nous ramenons notre attention uniquement aux contours de notre globe, la surface de la terre semble un fourmillement chaotique. La force d’une élite sage et toute dévouée à la servitude pour l’ensemble est de tenter une mise en forme de cette glèbe, afin de lui éviter le dépérissement du désordre. Mais de lever les yeux vers le ciel, vers plus haut que soi, afin de grandir et de se donner une morale plus grande que la simple pulsion de l’instinct peut mener, comme le note ce grand chroniqueur dans son texte qui date du XIVe siècle (Jean Froissart naît en 1337 et meurt après 1400), à la mort certaine par son soucis de fidélité au serment donné. J’aime à croire qu’une des lectures possibles du reniement de Pierre est la nécessité du repli sur soi en une saisissante rupture ontologique qui accorde l’attente au bord de l’abîme avant le dévoilement. Il faut savoir suspendre le cours des choses, du moins en soi, attendre la brèche libératrice qui, tôt ou tard, d’imposera. Toute la valse sanglante, mais aussi lumineuse, de l’humanité balance entre ces deux faits : le sentiment conservateur que nous procédons d’un ordre universel et qu’il est de notre devoir de nous y conformer, que ce soit lorsque nous fondons les principes de la cité, lorsque nous pensons notre présence ici-bas et qu’ainsi nous cherchons à modeler notre politique sur cette morale issue d’en haut ; et le sentiment très clair aussi, et très pesant, que l’Histoire nous indique, bien au contraire, que tout n’est que désordre et destruction jusque dans la volupté mortuaire, tout est multiple, relatif, tant au niveau des coutumes, des mœurs, des cultures, des postulats esthétiques, des morales, des politiques appliquées aux quatre coins du globe — Hobbes disait bien que « l’homme est un loup pour l’homme », et cette situation exige bien, quant à elle, une prise en main afin que la pérennisation de la tribu, du clan, de la nation se poursuive.
Il y a, à mon avis, deux situations qui accouchent d’une élite comme celle décrite dans le texte de Jean Froissart. Une élite de cette envergure apparaît lorsque l’élite officielle est en décadence (en 1351 nous sommes en pleine guerre de cent ans et le Royaume de France est en proie au pire) comme un acte de résistance, une ultime sélection pour poursuivre le pèlerinage et demeurer debout. Elle peut aussi se fonder au sein d’une civilisation qui brille de tous ses feux, solidement ancrée dans sa tradition, confiante en l’avenir, créatrice d’elle-même, comme un couronnement de ses plus hautes aspirations : les vertus portées à leur incandescence, comme un exemple, un signe à suivre. À votre avis, sommes-nous en ascension ou en dégénérescence ? J’ose espérer que s’il demeure une élite en ces temps troubles elle saura faire repli comme l’apôtre Pierre, quitte à ce qu’elle donne l’impression de trahir, afin qu’elle ne soit pas exterminée comme l’ordre de l’Étoile. Stratégie et clairvoyance. Relire Sun Tzu.

17:00 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (3) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

Commentaires

Jean Froissart,plus personne ne lit ça. Vous êtes un cas. Passer des Stone Temple Pilots à Jean Froissart. Vous êtes un Alien. Mais vos lectures sont saines. Vous êtes sur la bonne voie. Bonne route.

Écrit par : Crapulette | 25/09/2008

C'est l'alien en Nebo qui est intéressant.

Écrit par : Anna | 25/09/2008

Incroyable. Vous connaissez Jean Froissart ! Si seulement la jeunesse de ce temps pouvait le lire, elle y trouverait de quoi nourrir ses espoirs.

Écrit par : Grinder | 02/05/2009

Les commentaires sont fermés.