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03/06/2009

Intersection

=--=Publié dans la Catégorie "Humeurs Littéraires..."

 

Comme Sartre, je pourrais retenir du fameux Mythe de Sisyphe que le rocher, à l’approche du sommet, dégringole de la pente laissant l’homme laborieux face à l’absurde et l’obligeant par la damnation des dieux à redescendre en bas pour se remettre à l’ouvrage malgré la folie de l’acte qui se répète de tentative en tentative vouées à l’échec. Nulle foi n’anime cette cause à défendre qui n’en est même pas une. La foi est abolie. Sartre, parlant de Merleau-Ponty, chrétien dans sa jeunesse et disant qu’il cessa de l’être car : « On croit qu’on croit mais on ne croit pas », par cette formule faussement lapidaire dont l’existentialisme a le talent pailleté d’un faussaire pense contribuer à saper l’édifice de la civilisation dont il fut l’avorton. Mais Camus veille. Dans son "Mythe de Sisyphe" il retient, lui, que Sisyphe y retourne. Il a même le culot de l’imaginer heureux. Il faut en tout cas beaucoup de volonté, contrairement à ce que pense mon ami Pierre, pour retourner dans la fournaise infernale de la damnation, même si le calvaire que les dieux ont imposé à Sisyphe semble éternellement le lier, l’attacher à un destin funeste écrit d’avance.  À ce titre, Merleau-Ponty a une analyse non dépourvue d’intérêt lorsqu’il dit dans La Structure du comportement (1942) : « À partir du moment où le comportement humain est pris « dans son unité » et dans son ensemble, ce n’est plus à une réalité psychique, mais à un ensemble significatif ou à une structure qui n’appartient en propre ni au monde extérieur, ni à la vie intérieure. C’est le réalisme en général qu’il faut mettre en cause. » Le réalisme en général, c’est-à-dire la totalité phénoménologique de la réalité car selon Merleau-Ponty, ce qui importe c’est « le sens qui transparait à l’intersection de mes expériences et de celles d’autrui, par l’engrenage des unes et des autres. » Ce potentiel de significations à découvrir, de champs des possibles, éloigne Merleau-Ponty de Sartre pour lequel « l’homme n’est qu’une situation Totalement conditionné par sa classe, son salaire, la nature de son travail, conditionné jusqu’à ses sentiments, jusqu’à ses pensées. » (Situations, II) et qu’il ne peut exercer sa volonté qu’en fonction de ce déterminisme. À mes yeux « l’intersection » dont parle Merleau-Ponty éloigne considérablement son existentialisme de celui de Sartre. Je ne sais s’il a perdu vraiment la foi selon la formule sartrienne que j’ai citée plus haut mais cette notion d’ « intersection » a quelque chose de chrétien par-delà la négation existentialiste supposée. Il est évident que nous sommes fondés par un milieu socio-culturel, une langue, une ethnie, une région, un pays. Je frémis d’ailleurs, au passage, de ce que seront les générations à venir sans culture digne de cette appellation, analphabêtisées par une novlangue cybernétique et « SMS-isée », sans aucune idée de l’Histoire et apatrides. De nouveaux mythes apparaîtront. Néanmoins, ne croyant pas en une volonté pure, encore moins en une volonté de volonté, je reste persuadé que l’homme a le choix et la capacité de se dépasser en créant et en se créant, aussi, soi-même. En poursuivant l’écriture de ce qui a été écrit précédemment.

Dans la nuit des temps à l’instant même du big-bang l’univers a-t-il eut la volonté d’advenir pour que ce caillou bleu advienne à son tour et que la conscience émerge du dehors de la valse des étoiles dans le déploiement de l’infini ? La volonté de l’univers ou bien celle de Dieu ?

 Curieux comme la vie des bactéries incite les scientifiques à parler, les concernant, déjà, de « vouloir vivre ». De ce « vouloir vivre » primitif (comme un premier pallier à un programme d’hominisation ?), essentiel à toute matière organique de base, s’est dégagé au fil du temps la volonté qui a tendu vers une indépendance plus grande, rêvant même d’atteindre à l’indépendance du pur esprit. Mais la matière, la chair ont de curieuses raisons et, quant à moi, je bande souvent, et sans volonté, de façon purement mécanique, malgré moi. Nietzsche, comme toutes les grandes sagesses, a tenté de penser un être parvenu à un ultime niveau de possession de soi capable de chevaucher son destin avant que celui-ci ne le chevauche. Selon mon ami Pierre c’est une chimère. Et une chimère est difficile à appréhender, c’est dans sa nature, alors sa dissection semble encore plus compromise. Notre esprit est aussi, ne l’oublions pas, une lourde incarnation, modelée par un environnement dont nous ne pouvons faire l’économie de la considération. Information esprit-corps, corps-esprit ; affects, organisme. Le « vouloir vivre » devenu volonté créatrice de civilisations, se perd parfois, s’immobilise, se sclérose, se noue. La volonté a des anomalies de fonctionnement. D’ailleurs, quand je parle de volonté, je ne la conçois pas comme un ordinateur froidement calculateur. Je laisse ces fantasmes aux tyrans et aux despotes, la pureté n’est pas de mon ressort. Cette volonté de puissance est, à mon sens, destructrice. Loin de vouloir faire croire que la volonté annihile les puissances divines ou démoniaques qui tentent perpétuellement de nous façonner, je crois plutôt qu’elle les organise, les met en ordre et les utilise pour augmenter la conscience sous le couvert de la raison. Les personnes volontaristes vivent d’ailleurs un apprentissage sans fin, je n’ai pas peur de le dire : une initiation.

 J’ai un côté taoïste aussi. La volonté ultime ne serait-elle pas dans le fait de non pas être apte à prendre une décision tranchante ou d’entreprendre une action éclatante mais bien plutôt dans la capacité à organiser les choses, sans même employer la force, sans même la montrer, selon une pente naturelle et ordonnée ? Nous avons tous des instants de volontarisme évidents, lorsque les circonstances de la vie l’exigent et qu’il faut pouvoir faire face. Mais la plupart du temps la volonté se dissout dans une attitude programmée par des habitudes réfléchies qui deviennent vite des banalités irréfléchies, par des sentiments et des opinions balisées. Ce cercle existentiel vulgaire est bien plus puissant que les éclats rayonnants et les explosions volontaristes. La volonté étant liée à la raison, c’est dans ce cercle quotidien qu’il convient aussi de la travailler et de la faire surgir.

« L’empreinte chez l’homme n’est pas un déterminant absolu comme le croyait Lorenz puisque chaque stade de son développement est gouverné par des déterminants de nature différente. Encore faut-il qu’à chaque niveau de la croissance le cerveau établisse des transactions avec les enveloppes sensorielles, verbales et culturelles. » (Boris Cyrulnik, De chair et d’âme)

« L’intersection » dont parlait Merleau-Ponty.

 En 1940, il y avait 2500 habitants à Dieulefit, un village en Drôme provençale. Durant l’occupation le nombre d’habitants monta jusqu’à 5000. À la mairie de Dieulefit on fabriqua de faux papiers. L’école accueillit des enfants juifs, puis leurs parents arrivèrent aussi, enfin un nombre considérable de peintres, de poètes, de penseurs, de photographes, de médecins. Tous Juifs. Le village doubla sa population dans le miracle d’une résistance silencieuse qui ne fit pas la moindre vague. Les 2500 habitants de Dieulefit envahis par 2500 Juifs pourchassés ne dénoncèrent personne. Le village entier de Dieulefit fut un village de justes qui surent probablement l’importance de « l’intersection » qu’évoquait Merleau-Ponty avec justesse. Durant 4 ans Juifs et villageois vécurent en bonne intelligence par la grâce de Dieu. Pierre Vidal-Naquet, réfugié dans le village durant ces années sombres, parle même de Dieulefit comme de la « capitale intellectuelle de la France » tellement les intellectuels de sa communauté s’y sentirent bien tandis qu’au dehors de ce cercle régnaient la grisaille et se propageait la moisissure.

Je ne sais pas qu’elle fut la nature de l’empreinte des Dieulefitois et dans quelle mesure on pourrait dire que les décisions du moindre villageois furent prédestinées. Je pense qu’il a fallu exercer un libre-arbitre digne de ce nom pour prendre les décisions qui s’imposaient et traverser les quatre années d’une France collaborationniste dans un mutisme angélique sans attirer la moindre attention. Que les SS eurent découvert les agissements de ce village et Oradour-sur-Glane passerait pour un pétard mouillé. Libre arbitre mais volonté aussi et résistance ordonnée pour que chacun collabore à la résistance en question. Confronté à des situations extrêmes la vie devient une conquête permanente jamais fixée d’avance ni par nos gênes, ni par notre fondation psycho-socio-familiale. Rien n’interdit l’évolution sur le champ des possibles. Et chaque saut qualitatif arrive en temps et en heure au terme parfois d’une vie de préparation dans une banale quotidienneté.

 

 

07:00 Publié dans Humeurs Littéraires | Lien permanent | Commentaires (3) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

Commentaires

Beau texte. Vous voilà de retour.

Écrit par : Greg | 03/06/2009

Pour essayer d'être synthétique, et revisiter notre vieille querelle, j'opposerai volonté et velléité.
Qu'est-ce qui différencie tel étudiant (d'origine immigrée) qui achève ses études de médecine, de tel autre (du même milieu) qui les abandonne ?
Tous deux en avait la « volonté », dans le sens d'un projet accompagné d'une motivation, tous deux étaient à une « intersection » (structure familiale et représentations culturelles sociologiquement probables, rencontres personnelles probables aussi mais plus aléatoires, confrontations aux difficultés des études, de leur financement etc.).
L'un aura eu la « volonté suffisante », pour continuer d'agir en dépit de toutes les forces contraires, l'autre non ( révolté d'avoir été saqué par un examinateur raciste -j'invente- il sera entré dans l'engrenage de l'échec).
Le premier est-il « libre », quand le second ne l'aurait pas été ?

Illogique. Le premier a eu l'énergie suffisante, qui employée au service de son projet, a fait aboutir celui-ci. Une constitution, une combinaison d'émotions et d'idées, des réserves d'ambition -basses, pourquoi pas, de la « haine », pourquoi pas- pour persévérer en dépit des obstacles. L'autre avait peut-être un grand-père qui naïvement lui fait croire en une certaine devise (« ... égalité ... ») d'où sa révolte fatale devant l'injustice.

Cette énergie qui permet de dire « je veux », « je le veux encore », « je le veux quand même » n'est pas magique -quel est le philosophe qui a dit qu'être investi d'une cause sans cause serait la pire des aliénations ? (puisque cette cause ne serait pas nôtre: pas à notre ressemblance, sans rapport avec notre biographie)

On est toujours, je crois, encore trop cartésien, dans le dualisme corps-esprit. On fait alors de la « volonté » une entité, voire une abstraction à mouliner, quand elle est le mince fragment d'un processus au sein de la conscience (à étudier, elle) entre mémoire d'autrui et confrontation à autrui.

La « volonté » est une métaphore commode éventuellement, à condition d'en avoir une idée claire. Quand l'historien parle de la « volonté » du peuple français confrontée à celle du peuple allemand, pendant la première guerre, il a en tête le passé de ces peuples, leurs représentations culturelles, leur organisation sociale à un moment donné.

PS : tout ceci ne m'interdit pas au contraire, d'honorer les habitants de Dieulefit, comme les dépositaires d'une belle « volonté » -i.e. le lieu de belles rencontres accumulées, exceptionnellement.

Écrit par : Hermann | 05/06/2009

En parlant de chair qui bande et d'intersection, comment se nomme la jeune femme sur fond blanc qui se cache l'origine du monde dans la colonne de droite de votre blog ? Elle trouble beaucoup ma ... volonté.

PS: Pas celle recouverte d'un voile rouge évidemment. Merci.

Écrit par : daredevil | 05/06/2009

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