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19/07/2009

L’empire du laid, par Simon Leys

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

Trouvé via un commentaire chez ILYS ce texte de Simon Leys qui ne manque pas de piquant...

 

 

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Chronique de Simon Leys parue sous le titre “La chronique des antipodes” dans Le Magazine Littéraire n°440 de mars 2005.

Les Indiens de la côte du Pacifique étaient de hardis navigateurs. Ils taillaient leurs grandes pirogues de guerre dans le tronc d’un de ces cèdres géants dont les forêts couvraient tout le nord-ouest de l’Amérique. La construction commençait par une cérémonie rituelle au pied de l’arbre choisi, pour lui expliquer le besoin urgent qu’on avait de l’abattre, et lui en demander pardon. Chose remarquable, à l’autre côté du Pacifique, les Maoris de Nouvelle-Zélande creusaient des pirogues semblables dans le tronc des kauri ; et là aussi, l’abattage était précédé d’une cérémonie propitiatoire pour obtenir le pardon de l’arbre.

Des mœurs aussi exquisément civilisées devraient nous faire honte. Tel fut mon sentiment l’autre matin ; j’avais été réveillé par les hurlements d’une scie mécanique à l’œuvre dans le jardin de mon voisin, et, de ma fenêtre, je pus apercevoir ce dernier qui - apparemment sans avoir procédé à aucune cérémonie préalable - présidait à l’abattage d’un magnifique arbre qui ombrageait notre coin depuis un demi-siècle. Les grands oiseaux qui nichaient dans ses branches (une variété de corbeaux inconnue dans l’hémisphère Nord, et qui, loin de croasser, a un chant surnaturellement mélodieux), épouvantés par la destruction de leur habitat, tournoyaient en vols frénétiques, lançant de déchirants cris d’alarme. Mon voisin n’est pas un mauvais bougre, et nos relations sont parfaitement courtoises, mais j’aurais quand même bien voulu savoir la raison de son ahurissant vandalisme. Devinant sans doute ma curiosité, il m’annonça joyeusement que ses plates-bandes auraient désormais plus de soleil. Dans son Journal, Claudel rapporte une explication semblable fournie par un voisin de campagne qui venait d’abattre un orme séculaire auquel le poète était attaché : “Cet arbre donnait de l’ombre et il était infesté de rossignols.”

La beauté appelle la catastrophe aussi sûrement que les clochers attirent la foudre. Les services publics qui font passer une autoroute au milieu de Stonehenge, ou un chemin de fer à travers les ruines de Villers-la-Ville, le moine qui met le feu au Kinkakuji, la municipalité qui transforme l’abbatiale de Cluny en une carrière de pierres, l’énergumène qui lance un pot d’acrylique sur le dernier autoportrait de Rembrandt, ou celui qui attaque au marteau la madone de Michel-Ange, obéissent tous, sans le savoir, à une même pulsion.

Un jour, il y a longtemps, un minuscule incident m’en a donné l’intuition. J’étais en train d’écrire dans un café ; comme beaucoup de paresseux, j’aime sentir de l’animation autour de moi quand je suis sensé travailler - ça me donne une illusion d’activité. Aussi la rumeur des conversations ne me dérangeait pas, ni même la radio qui beuglait dans un coin - toute la matinée, elle avait déversé sans interruption des chansonnettes à la mode, les cours de la Bourse, de la “muzak”, des résultats sportifs, une causerie sur la fièvre aphteuse des bovins, encore des chansonnettes, et toute cette panade auditive coulait comme de l’eau tiédasse fuyant d’un robinet mal fermé. Et d’ailleurs, personne n’écoutait. Tout à coup - miracle ! - pour une raison inexplicable, cette vulgaire routine radiophonique fit place sans transition à une musique sublime : les premières mesures du quintette de Mozart prirent possession de notre petit espace avec une sereine autorité, transformant cette salle de café en une antichambre du Paradis.

 

Mais les autres consommateurs, occupés jusqu’alors à bavarder, à jouer aux cartes ou à lire les journaux, n’étaient pas sourds après tout : en entendant ces accents célestes, ils s’entre-regardèrent, interloqués. Leur désarroi ne dura que quelques secondes - au soulagement de tous, l’un d’entre eux se leva résolument, vint tourner le bouton de la radio et changea de station, rétablissant ainsi un flot de bruit plus familier et rassurant, qu’il fut à nouveau loisible à chacun de tranquillement ignorer.

A ce moment, je fus frappé d’une évidence qui ne m’a jamais quitté depuis : les vrais Philistins ne sont pas des gens incapables de reconnaître la beauté - ils ne la reconnaissent que trop bien, ils la détectent instantanément, et avec un flair aussi infaillible que celui de l’esthète le plus subtil, mais c’est pour pouvoir fondre immédiatement dessus de façon à l’étouffer avant qu’elle ait pu prendre pied dans leur universel empire de la laideur. Car l’ignorance, l’obscurantisme, le mauvais goût, ou la stupidité ne résultent pas de simples carences, ce sont autant de forces actives, qui s’affirment furieusement à chaque occasion, et ne tolèrent aucune dérogation à leur tyrannie. Le talent inspiré est toujours une insulte à la médiocrité. Et si cela est vrai dans l’ordre esthétique, ce l’est bien plus encore dans l’ordre moral. Plus que la beauté artistique, la beauté morale semble avoir le don d’exaspérer notre triste espèce. Le besoin de tout rabaisser à notre misérable niveau, de souiller, moquer, et dégrader tout ce qui nous domine de sa splendeur est probablement l’un des traits les plus désolants de la nature humaine.

 


Michel Leys

23:21 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (9) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

Commentaires

"La beauté appelle la catastrophe aussi sûrement que les clochers attirent la foudre "

C'est bien ce que je me dis à chaque fois qu'on me traite mal...

Autrement, là, je ne vois guère comment il a fait la preuve de ce qu'il avance en écrivant : "Car l’ignorance, l’obscurantisme, le mauvais goût, ou la stupidité ne résultent pas de simples carences, ce sont autant de forces actives, qui s’affirment furieusement à chaque occasion, et ne tolèrent aucune dérogation à leur tyrannie."

Ça me fait plutôt l'impression que c'est son dépit de n'avoir pu écouter son Mozart qui le fait se défouler. Je peux comprendre le dépit, mais ça ne me fera pas admettre pour autant ce qu'il en déduit.

Sinon, know of hence mais, si Mozart, c'est bien, Arvo Pärt, c'est mieux . :-)

Écrit par : sandgirl | 20/07/2009

et tu veux quoi Nabot, que l'on diffuse de la musique classique dans les troxons? mais on veut du rock n roll pas de la musique de bourgeois.

Écrit par : oRGEL | 20/07/2009

Orgel, du balai...

Sandgirl, là vous chipotez pour avoir quelque chose à dire. La beauté, à mon humble avis, est non négociable. Je peux concevoir que les perceptions sensorielles puissent varier selon les natures de chacun. Mais franchement, si vous trouvez une défense digne de ce nom à des homos festivus crétinoïdes aptes à brasser du vent dans un brouhaha ambiant sans intérêt qui ne supportent pas un instant d'harmonie... je ne sais plus quoi vous dire.

Arvo Pärt, c'est espiègle... Mozart c'est Divin.

Écrit par : Nebo | 20/07/2009

C'est contagieux, le mécanisme du déplacement, Nebo : vous l'avez également attrapé. C'est la seconde fois où je vous prends à vous défiler mais cette fois en disant que je chipote, ce qui ne fait en rien avancer le schmilblick. Mais il y a des cours de sciences et de logique qui s'offrent, pour le rattrapage.

Écrit par : sandgirl | 21/07/2009

Pour ma part je trouve Nebo parfaitement clair et aucunement assujeti à la "mécanique du déplacement". Je ne vois pas quelle logique vous appliquez, sandgirl, à moins que ce ne soit celle des sociologues en mal de généralisation.

Écrit par : Rex | 21/07/2009

J'eûsse préféré que vous signâtes T-Rex, Rex, then the eventuality to get it on - I'm no the one who's been looking for the other one, here, will I precise if I may - wouldn't have been a complete illusion...

Si j'étais du genre à faire dans la provocation pure, j'aurais plutôt dit, en me réjouissant, que ça m'épargne d'avoir affaire avec un complet pignouf, mais je suis d'un naturel plutôt gentil, alors.

Quant à Leys et consorts, rappelons qu'il paraît que Dieu aurait pu dire : "que cela soit", pour que ce le soit. Un privilège qui n'est pas le vôtre (je n'ai jamais prétendu moi-même l'avoir).

Écrit par : sandgirl | 21/07/2009

"Pignouf". C'est charmant de votre part. Bien que présenté de façon détournée. Je ne suis pas aussi à l'aise que Nebo quand il s'agit d'exprimer des idées en français mais je ne faisais que donner mon impression.

Quand vous parlez anglais, je n'y entends malheureusement rien, je n'ai pas la haute culture de notre sympathique hôte. Et puis sous votre clavier ça fait pédant. Vous ne réalisez pas que vos interlocuteurs puissent être en majorité des pignoufs de ma sorte.

Écrit par : Rex | 22/07/2009

Rex, vous pensez euh, je sé pô, euh... aux pignoufs d'ILYS ????

(dites donc, Nebo, comment ça se fait que Marchenoir ne vienne jamais vous voir ? j'aurions cru qu'il fut pour l'Internationale Blogationniste, mais suis-je ignorante, las !)

Écrit par : GFTNl | 22/07/2009

Pardon, pardon, erreur de signature... je corrige le porridge.

Écrit par : sandgirl | 22/07/2009

Les commentaires sont fermés.