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09/01/2010

"Forcer l'Adversaire à manger sa soupe avec son couteau."

=--=Publié dans la Catégorie "Brèves"=--=

Entretien de Philippe Sollers dans "Études", revue fondée en 1856 par des Pères de la Compagnie de Jésus.

Extrait...

- La métaphore de la guerre traverse toute votre oeuvre. Elle est présente dans vos titres, La Guerre du goût, Guerres secrètes, vos thèmes, la guerre des sexes, la stratégie chinoise… Sollers serait-il en guerre ? Et contre quoi ?

- Je suis en guerre contre tout, famille, société… C’est pour cela que j’ai aussi intitulé mon film sur Guy Debord Une étrange guerre. Debord est l’exemple d’un grand général qui a perdu sa guerre. Il a gagné son échec. C’est énorme ! Mais nous ne sommes pas là pour perdre la guerre que nous menons, il faut la gagner. Et gagner la guerre, cela consiste à faire plusieurs choses à la fois, à avoir des identités multiples, à mener le combat contre l’Adversaire, le diable si vous voulez… Le combat est spirituel : « Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d’hommes », écrit Rimbaud. Qu’est-ce que le combat spirituel ? Combien de divisions ? Il faut être un peu éveillé sur les questions de stratégie… Les guerres m’intéressent beaucoup, notamment les deux dernières guerres mondiales, mais aussi l’état dans lequel nous nous trouvons, c’est-à-dire la guerre permanente.

Rimbaud a raison, la guerre spirituelle est extrêmement brutale. C’est un exercice où le système nerveux est convoqué tout entier et qui demande beaucoup de rationalité. Il faut étudier ce qu’est la défensive. Les meilleurs stratèges de guerre sont indubitablement grecs et chinois. Dans Guerres secrètes, je m’intéresse à la figure guerrière d’Ulysse. Je m’interroge sur le sens de sa guerre solitaire, contre un dieu, Poséidon ; et pourquoi il est aidé par une déesse, Athéna. Je trouve que les déesses manquent de nos jours… Les rapports d’Ulysse avec les femmes sont très passionnants, à commencer par Hélène, dont personne n’a déchiffré le rapport très étroit qu’elle entretenait avec Ulysse. Homère est bien sûr très pudique à ce sujet, mais enfin, nous comprenons. Calypso, Circé, Nausicaa, Athéna, il y a du monde au féminin dans cette affaire… Et puis il y a la grande pensée chinoise de la guerre, qui n’est d’ailleurs jamais distincte des autres activités : la médecine, l’amour. La guerre est partout, alors que, occidentalement parlant, la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens (Clausewitz). En Chine, la guerre est la continuation de la nature par d’autres moyens. Mao a été un grand criminel, soit, mais aussi un remarquable stratège dans la plus pure tradition chinoise. La métaphysique et la guerre, c’est pareil, lisez Sunzi. Dans nos vies, nous comprenons, dès l’enfance, que si nous voulons être libres, nous sommes en guerre, plus ou moins. Dans la plupart des cas, les enfants sont tout de suite ravagés par des parents infernaux, des mères dévastatrices… J’ai écrit comment j’ai vécu, en créant des possibilités de prendre la tangente…

 

- Le combat n’est jamais frontal ?

- Jamais d’affrontements ! Regardez les Américains en Iraq, ils se trompent ! C’était la même chose au Viêt-nam, et ils recommencent la même erreur ! Le modèle neuf, c’est la guérilla, ce n’est pas la guerre au sens de choc frontal, de la concentration de gros moyens. Il faut lire Penser la guerre de Raymond Aron : Staline et Hitler étaient mauvais comme stratèges ; quand ils prenaient eux-mêmes des initiatives, cela coûtait des millions de morts. L’un des plus grands stratèges, c’est Lawrence. J’ai publié, dans L’Infini, un texte qu’il a écrit sur la guérilla, c’est prodigieux d’intelligence : c’est une guerre contre les Turcs qui se déplacent et qui cherchent l’affrontement dans le désert ; la stratégie, c’est de traiter le désert comme si l’on était sur l’océan : vous faites du désert une masse liquide, vous attaquez, vous vous repliez, vous attaquez, vous vous repliez, sans cesse. Jamais de combats frontaux! La formule de Lawrence est magnifique : « Vous allez forcer l’adversaire à manger sa soupe avec un couteau. » Ce qui va l’user moralement de façon terrible. Dans la vie, les opérations de guérilla sont incessantes: j’ai donné mon emploi du temps à Paris* ( * Dans Un vrai roman, Mémoires, Plon, 2007, p. 177 ), c’est à ciel ouvert. Mais personne n’y fait attention ; et on relève que j’ai écrit dans tel journal, que je vais à la télévision ou à la radio, que je suis un parrain ici, que j’ai une influence considérable là, que je dirige les éditions Gallimard, que je distribue les prix à tout le monde…

 

- Vous attaquez du centre, et on vous reproche souvent cela…

- Le coup du poète maudit qui a payé de son corps, c’est l’hommage du vice à la vertu. Je ne suis pas là pour faire le martyr. Le martyr n’est une preuve de rien du tout. C’est de la morale, donc cela ne m’intéresse pas. Vous connaissez le palindrome utilisé par Guy Debord : In girum imus nocte et consumimur igni (« Nous tournons en rond dans la nuit et nous sommes consumés par le feu »). C’est un vers qui montre l’enfer, mais l’enfer seulement, et il n’y a pas que l’enfer. L’enfer est un passage, tous les auteurs dont nous parlons l’ont traversé… Lisez Une saison en enfer. L’enfer était éternel ; avec Rimbaud, il n’existe plus qu’une saison et un regard sur le passé. Je ne tourne pas en rond dans la nuit, je ne suis pas consumé par le feu, mon intention n’est nullement tragique. En revanche, je veux bien être condamné par un tribunal français pour avoir publié la conférence d’Artaud au Vieux-Colombier. Je suis contre le fait que les grandes aventures de la pensée soient cataloguées comme ayant été des échecs sociaux. Oui, j’attaque donc du coeur ; qu’est-ce que vous croyez que je fais là, chez Gallimard ? C’est facile à déchiffrer. Ce qui est extatique vous avez affaire à l’Adversaire, c’est qu’il est facile à troubler ! Je me sers de cette identité visible, et pendant ce temps-là, vous vous souvenez de Zorro (rires), tout se passe ailleurs, dans une autre dimension…


- L’adversaire n’est-il pas parfois en soi-même ?

- C’est ce que prétendent les musulmans ! La guerre sainte, elle est d’abord contre soi-même ! Je crois que l’on perd là beaucoup de temps… La guerre contre soi-même est en réalité masochiste. C’est du puritanisme. Si, en plus, il fallait que je me batte contre moi-même, quelle barbe ! Ne faites pas la guerre pour être battu ! Article 1. Sinon, ne faites pas la guerre, restez à l’arrière ! Il faut un discernement des esprits. Ce qui est surprenant, c’est que l’on trouve sur sa route des gens qui veulent bien faire la guerre et qui la font, des gens qui s’y brûlent aussi ! Enfin, pas toujours… Il faudrait arriver à être douze. Donnez-moi douze personnes et je déplacerai des montagnes ! Pas de communautés surtout : « Rien pour la société, tout pour nous ! », c’était un des titres de L’Infini qui a fait scandale ! Individu, communauté : ce sont des mots sociaux, pas des mots de guerre ; parlez-moi plutôt de commandos ou d’espionnage. L’individualisme ne mène à rien, les communautés non plus.

Source, avec entretien complet

21:44 Publié dans Brèves | Lien permanent | Commentaires (1) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

Commentaires

Passionnant!

"parlez-moi plutôt de commandos ou d’espionnage. "

J'aime à parler de "compagnons d'arme", c'est bien aussi, je trouve.

Écrit par : la crevette | 10/01/2010

Les commentaires sont fermés.