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20/06/2011

Corps sacrifiés

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

« Beaucoup plus que dans l'hygiène, c'est dans l'ascèse des "régimes" alimentaires que se lit la pulsion agressive envers le corps, pulsion "libérée" en même temps que le corps lui-même. Les sociétés anciennes avaient leurs pratiques rituelles de jeûne. Pratiques collectives liées à la célébration des fêtes (avant ou après –jeûne avant la communion- jeûne de l'Avent – Carême après le Mardi gras), elles avaient pour fonction de drainer et de résorber dans l'observance collective toute cette pulsion agressive diffuse envers le corps (toute l'ambivalence du rapport à la nourriture et à la "consommation"). Or, ces institutions diverses de jeûne et de mortification sont tombées en désuétude comme autant d'archaïsmes incompatibles avec la libération totale et démocratique du corps. Notre société de consommation ne supporte évidemment plus, elle exclut même par principe toute norme restrictive. Mais, libérant le corps dans toutes ses virtualités de satisfaction, elle a cru libérer un rapport harmonieux préexistant naturellement chez l'homme entre lui et son corps. Il se trouve qu'il y a là une erreur fantastique. Toute la pulsion agressive antagoniste libérée en même temps, et non canalisée désormais par les institutions sociales, reflue aujourd'hui au cœur même de la sollicitude universelle pour le corps. C'est elle qui anime la véritable entreprise d'autorépression qui affecte aujourd'hui un tiers des populations adultes des pays surdéveloppés (et 50 pour cent des femmes, enquête américaine : 300 adolescentes sur 446 suivent un régime). C'est une pulsion qui, au-delà des déterminations de la mode (encore une fois incontestables), alimente cet acharnement autodestructif irrépressible, irrationnel, où la beauté et l'élégance, qui étaient visés à l'origine, ne sont plus qu'alibi à un exercice disciplinaire quotidien, obsédant.

Le corps devient, dans un retournement total, cet objet menaçant qu'il faut surveiller, réduire, mortifier à des fins "esthétiques", les yeux fixés sur les modèles efflanqués, décharnés de Vogue, où l'on peut déchiffrer toute l'agressivité inverse d'une société d'abondance envers son propre triomphalisme du corps, toute la dénégation véhémentes de ses propres principes.

Cette conjonction de la beauté et de la répression dans le culte de la ligne, -où le corps, dans sa matérialité et dans sa sexualité, n'a au fond plus rien à voir, mais joue comme support de deux logiques tout à fait différentes de celle de la satisfaction : l'impératif de mode, principe d'organisation sociale, et l'impératif de mort, principe d'organisation psychique –cette conjonction est un des grands paradoxes de notre "civilisation". La mystique de la ligne, la fascination de la minceur ne jouent si profondément que parce que ce sont des formes de la violence, que parce que le corps y est proprement "sacrifié", à la fois figé dans sa perfection et violemment vivifié comme dans le sacrifice. Toutes les contradictions de cette société sont résumées là, au niveau du corps. »

Jean Baudrillard, La société de consommation

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