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17/07/2011

Cet effacement progressif des relations humaines

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

J'ai à nouveau feuilleté, hier, Extension du domaine de la lutte de Michel Houellebecq. Le long parcours du narrateur est une démonstration psychologique du constat d’échec. Une description méticuleuse de l’état mental post-moderne qui ne laisse rien présager de bon pour l’avenir de l’humanité. Dans un style froid, désabusé, clinique, comme la description détachée d’une expérience bien cruelle en cours, Houellebecq nous passe sous son œil scrutateur et n’épargne pas son observation aucun détail douloureux. Il élabore une théorie du libéralisme économique et, forcément, sexuel qui dévoile avec violence le nœud du problème de tout ce que ses détracteurs ont pu lui reprocher. Dès ce livre, son premier, il affirme que l’époque étant plate, l’écrivain se doit d’élaborer un style plat pour la pénétrer de l’intérieur et la décrire à sa juste mesure.

« Cet effacement progressif des relations humaines n’est pas sans poser certains problèmes au roman. Comment en effet entreprendrait-on la narration de ces passions fougueuses, s’étalant sur plusieurs années, faisant parfois sentir leurs effets sur plusieurs générations ? Nous sommes loin des Hauts de Hurlevent, c’est le moins qu’on puisse dire. La forme romanesque n’est pas conçue pour peindre l’indifférence, ni le néant ; il faudrait inventer une articulation plus plate, plus concise et plus morne. »

Et cette façon de dire des choses essentielles avec une dérision désespérée, un ton qui, en fin de paragraphe, est un soupire de dépit face à notre condition.

« Le lendemain, au petit déjeuner, il a longuement considéré son bol de Nesquik ; et puis, d’un ton presque rêveur, il a soupiré : "Putain, j’ai vint-huit ans et je suis toujours puceau !..." Je m’en suis quand même étonné ; il m’a alors expliqué qu’un reste d’orgueil l’avait toujours empêché d’aller aux putes. Je l’en ai blâmé ; peut-être un peu vivement, car il a tenu à me réexpliquer son point de vue le soir même, juste avant de partir à Paris pour le week-end. Nous étions sur le parking de la direction départementale de l’Agriculture ; les réverbères répandaient un halo jaunpatre assez déplaisant ; l’air était humide et froid. Il a dit : "Tu comprends, j’ai fait mon calcul ; j’ai de quoi me payer une pute par semaine ; le samedi soir, ça serait bien. Je finirai peut-être par le faire. Mais je sais que certains hommes peuvent avoir la même chose gratuitement, et en plus avec de l’amour. Je préfère essayer ; pour l’instant, je préfère encore essayer."
Je n’ai évidemment rien pu lui répondre ; mais je suis rentré à mon hôtel assez pensif. Décidément, me disais-je, dans nos sociétés, le sexe représente bel et bien un second système de différenciation, tout à fait indépendant de l’argent ; et il se comporte comme un système de différenciation au moins aussi impitoyable. Les effets de ces deux systèmes sont d’ailleurs strictement équivalents. Tout comme le libéralisme économique sans frein, et pour des raisons analogues, le libéralisme sexuel produit des phénomènes de paupérisation absolue. Certains font l’amour tous les jour ; d’autres cinq ou six fois dans leur vie, ou jamais. Certains font l’amour avec des dizaine de femmes ; d’autres avec aucune. C’est ce qu’on appelle la « loi du marché ». Dans un système économique où le licenciement est prohibé, chacun réussit plus ou moins à trouver sa place. Dans un système sexuel où l’adultère est prohibé, chacun réussit plus ou moinsà trouver son compagnon de lit. En système économique parfaitement libéral, certains accumulent des fortunes considérables ; d’autres croupissent dans le chômage et la misère. En système sexuel parfaitement libéral, certains ont une vie érotique variée et excitante ; d’autres sont réduits à la masturbation et la solitude. Le libéralisme économique c’est l’extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges de la vie et à toutes les classes de la société. Sur le plan économique, Raphaël Tisserand appartient au camp des vainqueurs ; sur le plan sexuel, à celui des vaincus. Certains gagnent sur les deux tableaux ; d’autres perdent sur les deux. Les entreprises se disputent certains jeunes diplômés ; les femmes se disputent certains jeunes hommes ; les hommes se disputent certaines jeunes femmes ; le trouble et l’agitation sont considérables. »

Rats de laboratoire que nous sommes. C’est là un des cercles de l’enfer que décrit Houellebecq, un « laboratoire de catastrophe générale » dirait Dantec. Il n’est guère surprenant que ces deux écrivains aient déchainé à ce point les aigreurs et les ressentiments avant même que l’un d’entre eux ait l’envie de dialoguer avec « les identitaires » et que l’autre en vienne à clamer que l’islam était « la religion la plus con du monde ». ils touchent là où ça fait mal, pile sur les plaies purulentes que personne ne veut soupçonner. Houellebecq le fait avec une certaine froideur scientifique probablement due à sa formation, là où Dantec le fait en autodidacte bordélique, un peu comme votre serviteur, avec des fulgurances bien plus parlantes que les postulats sociologiques d’un triste Soral, par exemple. Mais revenons à Houellebecq, voulez-vous ?

« Je retrouvai mon appartement sans réel enthousiasme ; le courrier se limtait à un appel de règlement pour une conversation téléphonique érotique (Natacha, le râle en direct) et à une longue lettre des Trois Suisses m’informant de la mise en place d’un service télématique de commandes simplifiées, le Chouchoutel. En ma qualité de client privilégié, je pouvais d’ores et déjà en bénéficier ; toute l’équipe informatique (photos en médaillon) avait travaillé d’arrache-pied pour que le service soit opérationnel pour Noël ; dès maintenant, la directrice commerciale des Trois Suisses était donc heureuse de pouvoir m’attribuer personnellement un code Chouchou. Le compteur d’appels de mon répondeur indiquait le chiffre 1, ce qui me surprit quelque peu ; mais il devait s’agir d’une erreur. En réponse à mon message, une voix féminine lasse et méprisante avait lâché : "Pauvre imbécile…" avant de raccrocher. Bref, rien ne me retenait à Paris.
De toute façon, j’avais assez envie d’aller en Vendée. La Vendée me rappelait de nombreux souvenirs de vacances (plutôt mauvais du reste, mais c’est toujours ça). J’en avais retracé quelques-uns sous le couvert d’une fiction animalière intitulée Dialogues d’un teckel et d’un caniche, qu’on pourrait qualifier d’autoportrait adolescent. Dans le dernier chapitre de l’ouvrage, l’un des chiens faisait lecture à son compagnon d’un manuscrit découvert dans le bureau à cylindre de son jeune maître :
"L’an dernier, aux alentours du 23 août, je me promenais sur la plage des Sables-d’Olonne, accompagné de mon caniche. Alors que mon compagnon quadrupède semblait jouir sans contrainte des mouvements de l’air marin et de l’éclat du soleil (particulièrement vif et délicieux en cette fin de matinée), je ne pouvais empêcher l’étau de la réflexion d’enserrer mon front translucide, et, accablée par le poids d’un fardeau trop pesant, ma tête retombait tristement sur ma poitrine. En cette occurrence, je m’arrêtai devant une jeune fille qui pouvait avoir environ quatorze ans. Elle jouait au badminton avec son père, ou à quelque autre jeu qui se joue avec des raquettes et un volant. Son habillement portait les marques de la simplicité la plus franche, puisqu’elle était en maillot de bain, et de surcroît les seins nus. Pourtant, et à ce stade on ne peut que s’incliner devant tant de persévérance, toute son attitude manifestait le déploiement d’une tentative de séduction ininterrompue. Le mouvement ascendant de ses bras au moment où elle ratait la balle, s’il avait l’avantage accessoire de porter en avant les deux globes ocracés constituant une poitrine déjà plus que naissante, s’accompagnait surtout d’un sourire à la fois amusé et désolé, finalement plein d’une intense joie de vivre, qu’elle dédiait manifestement à tous les adolescents mâles croissant dans un rayon de cinquante mètres. Et ceci, notons-le bien, en plein cœur d’une activité à caractère éminemment sportif et familial.
Son petit manège n’allait d’ailleurs pas sans produire ses effets, je ne fus pas long à m’en rendre compte : arrivés près d’elle les garçons balançaient horizontalement le thorax, et le cisaillement cadencé de leur démarche se ralentissait dans des proportions notables. Tournant la tête vers eux d’un mouvement vif qui provoquait dans sa chevelure comme un ébouriffement temporaire non dénué d’une grâce mutine, elle gratifiait alors ses proies les plus intéressantes d’un bref sourire aussitôt contredit par un mouvement non moins charmant visant cette fois à frapper le volant en plein centre.
Ainsi, je me voyais une fois de plus ramené à un sujet de méditation qui n’a cessé depuis des années de hanter mes pensées : pourquoi les garçons et les filles, un certain âge une fois atteint, passent-ils réciproquement leur temps à se draguer et à se séduire ?
Certains diront, d’une voix gracieuse : "C’est l’éveil du désir sexuel, ni plus ni moins, voilà tout." Je comprends ce point de vue ; je l’ai moi-même longtemps partagé. Il peut se targuer de mobiliser à ses côtés les multiples linéaments de pensée qui s’entrecroisent, gelée translucide, à notre horizon idéologique aussi bien que la robuste force centripète du bon sens. Il pourra donc sembler audacieux, voire suicidaire, de se heurter de plein fouet à ses bases incontournables." »

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Commentaires

Je ne savais pas où déposer un lien. Je me suis dit "et pourquoi pas sous l'extrait de Houellebecq ?" dont la démarche de romancier est au cœur de l'affaire.
Juan Asensio a mis en ligne sa contribution au livre-questionnaire "Enquête sur le roman" paru en 2007. Comme d'hab', c'est pertinent, brillant, irritant (parfois) et indispensable:
http://stalker.hautetfort.com/archive/2008/08/10/integralite-de-l-enquete-sur-le-roman.html#more

Écrit par : Paglop77 | 19/07/2011

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