01/09/2011
Il y a ici des personnes qui se croient des âmes d'élite, qui s'approchent souvent des sacrements, et qui font peser sur leurs frères un fardeau plus lourd que la mort
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« C’est demain le terme d’octobre. On le paiera, sans doute, comme on a payé les autres. Avec quel argent ? C’est Dieu qui le sait. Tout ce que les créatures peuvent savoir, c’est que, depuis la fondation de Rome dont les Douze Tables féroces livraient le mauvais payeur à son créancier pour le vendre ou le mettre en pièces, il ne s’est assurément jamais rencontré une chienne plus implacable que la propriétaire des Léopold.
La voici, justement, assise devant son prie-Dieu, un peu en avant de Clotilde et de Léopold venus pour entendre la grand’messe. Elle a déjà, certainement, répandu des actions de grâces très abondantes et remercié le Seigneur de n’être pas une publicaine.
Enfin, ce qu’il y a de sûr et de consolant, c’est qu’elle ne peut pas mordre tout de suite. « À chaque jour suffit son tintouin », est-il dit dans le Discours sur la montagne.
Un prêtre vient de monter en chaire. Ce n’est pas le curé, personnage vertueux, sans indiscrétion ni fureur, qui, interrogé un jour par Léopold sur les sentiments religieux de sa paroisse, lui fit cette réponse : — Oh ! Monsieur, il n’y a ici que de très petites fortunes !!! et qui ne vint pas une seule fois consoler ses brebis nouvelles, quand elles étaient dans les affres de leur supplice.
Non ce n’est pas lui. C’est un vicaire humble et timide
par qui fut administrée Clotilde. Celle-ci le regarde avec une grande douceur et se prépare à l’écouter. Qui sait si ce « serviteur inutile » ne va pas lui donner précisément le secours dont elle a besoin ?
Quelle occasion, d’ailleurs, de parler à des pauvres, à des gens qui souffrent! Ce dimanche est le XXIe après la Pentecôte. On vient de lire l’Évangile des deux Débiteurs.
"Le royaume des cieux est comparé à un Roy, lequel voulut faire compte avec ses serviteurs.
Et quand il eut commencé à faire compte, on luy en présenta un qui luy devoit dix mille talents.
Et d’autant qu’iceluy n’avoit de quoy payer, son Seigneur commanda que luy, et sa femme, et ses enfants, et tout ce qu’il avoit, fust vendu et que la debte fust payée.
Parquoy ce serviteur, se jettant en terre, le supplioit, disant : Seigneur, aye patience envers moy, et je payeray tout.
Adonc le Seigneur de ce serviteur, esmeu de compassion, le lascha, et luy quitta la debte.
Mais quand ce serviteur fut party, il trouva un de ses compagnons en service, qui lui devait cent deniers : lequel il saisit, et l’estrangloit, disant : Paye-moy ce que tu dois.
Et son compagnon en service, se jettant à ses pieds, le prioit, disant : Aye patience envers moy et je te payeray tout.
Mais il n’en voulut rien faire, ains s’en alla et le mit en prison jusques à tant qu’il eust payé la debte.
Voyans ses autres compagnons ce qui avoit esté fait, furent fort marris : dont s’en vindrent, et narrèrent à leur Seigneur tout ce qui avoit esté fait.
Lors son Seigneur l’appela, et lui dit : Meschant serviteur, je t’ay quitté toute ceste debte, pour tant que tu m’en as prié :
Ne te falloit-il pas aussi avoir pitié de ton compagnon en service, ainsi que j’avoye eu pitié de toy ?
Adonc son Seigneur courroucé le bailla aux sergens, jusqu’à ce qu’il luy eust payé tout ce qui luy estoit deu. "
Quel texte à paraphraser, la veille du jour où on étrangle les pauvres diables ! Tous les amnistiés, tous les libérés, tous les propriétaires du pays sont là, et il ne serait peut-être pas absolument impossible d’atteindre la conscience de quelques-uns. Mais le vicaire, qui est lui-même un pauvre diable et qui a la consigne générale de ménager les ventres pleins, tourne court sur « l’étranglement » et interprète la Parabole, si nette pourtant, si peu évasive, par le précepte infiniment élastique de pardonner les injures, noyant ainsi, dans la confiture sacerdotale de Saint-Sulpice, l’indiscrète et désobligeante leçon du Fils de Dieu.
Alors un nuage tombe sur Clotilde, qui s’endort. Maintenant, c’est un autre prêtre qui parle :
— Voilà l’Évangile, mes frères, et voici vos cœurs. Du moins j’ose présumer que vous les avez apportés. Je veux être persuadé que vous ne les avez pas oubliés au fond de vos caisses ou de vos comptoirs, et que je ne parle pas seulement à des corps. Qu’il me soit donc permis de leur demander, à vos cœurs, s’ils ont compris quelque chose à la parabole qui vient d’être lue.
Absolument rien, n’est-ce pas ? Je m’en doutais. Il est probable que la plupart d’entre vous avaient assez à faire de compter l’argent qu’ils recevront ou qu’ils pourront recevoir demain de leurs locataires, et qui leur sera très probablement versé avec d’intérieures malédictions.
Au moment où il est dit que le serviteur exonéré par son maître prend à la gorge le malheureux qui lui doit à lui-même une faible somme, les mains de quelques-uns ou de quelques-unes ont dû se crisper instinctivement, à leur insu, ici même, devant le tabernacle du Père des pauvres. Et quand il l’envoie en prison, sans vouloir entendre sa prière, oh ! alors, sans doute, vous avez été unanimes à vous écrier dans vos entrailles que c’était bien fait et qu’il est vraiment fâcheux qu’une pareille prison n’existe plus.
Voilà, je pense, tout le fruit de cet enseignement dominical que vos anges seuls ont écouté, avec tremblement. Vos Anges, hélas ! vos Anges graves et invisibles, qui sont avec vous dans cette maison et qui, demain, seront encore avec vous, quand vos débiteurs vous apporteront le pain de leurs enfants ou vous supplieront en vain de prendrepatience. Les pauvres gens, eux aussi, seront escortés de leurs Gardiens, et d’ineffables colloques auront lieu, tandis que vous accablerez de votre mécontentement, ou de votre satisfaction plus cruelle, ces infortunés.
Le reste de la parabole n’est pas fait pour vous, n’est-ce pas ? L’éventualité d’un Seigneur qui vous jugulerait à son tour est une invention des prêtres. Vous ne devez rien à personne, votre comptabilité est en règle, votre fortune, petite ou grande, a été gagnée le plus honorablement du monde, c’est bien entendu, et toutes les lois sont armées pour vous, même la Loi divine.
Vous n’avez pas d’idoles chez vous, c’est-à-dire vous ne brûlez pas d’encens devant des images. de bois ou de pierre, en les adorant. Vous ne blasphémez pas. Le Nom du Seigneur est si loin de vos pensées qu’il ne vous viendrait même pas à l’esprit de le « prendre en vain ». Le dimanche, vous comblez Dieu de votre présence dans son Église. C’est plus convenable qu’autre chose, c’est d’un bon exemple pour les domestiques et cela ne fait, au demeurant, ni chaud ni froid. Vous honorez vos pères et mères, en ce sens que vous ne leur lancez pas, du matin au soir, des paquets d’ordure au visage. Vous ne tuez ni par le fer ni par le poison. Cela déplairait aux hommes et pourrait effaroucher votre clientèle. Enfin, vous ne vous livrez pas à de trop scandaleuses débauches, vous ne faites pas des mensonges gros comme des montagnes, vous ne volez pas sur les grandes routes où on peut si facilement attraper un mauvais coup, et vous ne pillezpas non plus les caisses publiques toujours admirablement gardées. Voilà pour les commandements de Dieu.
Il est à peu près inutile de rappeler ceux de l’Église. Quand on est « dans le commerce », comme vous dites, on a autre chose à faire que de consulter le calendrier ecclésiastique, et il est universellement reconnu que « Dieu n’en demande pas tant ». C’est une de vos maximes les plus chères. Donc, vous êtes irréprochables, vos âmes sont nettes et vous n’avez rien à craindre…
… Dieu, mes frères, est terrible quand il lui plaît de l’être. Il y a ici des personnes qui se croient des âmes d’élite, qui s’approchent souvent des sacrements et qui font peser sur leurs frères un fardeau plus lourd que la mort. La question est de savoir si elles seront précitées aux pieds de leur Juge, avant d’être sorties de leur épouvantable sommeil…
Les impies se croient héroïques de résister à un Tout-Puissant. Ces superbes, dont quelques-uns ne sont pas inaccessibles à la pitié, pleureraient de honte, s’ils pouvaient voir la faiblesse, la misère, la désolation infinies de Celui qu’ils bravent et qu’ils outragent. Car Dieu, qui s’est fait pauvre en se faisant homme, est, en un sens, toujours crucifié, toujours abandonné, toujours expirant dans les tortures. Mais que penser de ceux-ci qui ne connurent jamais la pitié, qui sont incapables de verser des larmes, et qui ne se croient pas impies ? Et que penser enfin de ceux-là qui rêvent la vie éternelle, en bras de chemise et en pantoufles, au coin du feu de l’enfer ?
… Je vous ai parlé des locataires pauvres dont cette paroisse est suffisamment approvisionnée, et qui tremblent déjà, en songeant à ce que vous pouvez leur faire souffrir demain. Ai-je parlé à une seule âme vraiment chrétienne ? Je n’ose le croire.
Ah ! que ne puis-je crier en vous ! sonner l’alarme au fond de vos cœurs charnels ! vous donner l’inquiétude salutaire, la sainte peur de trouver votre Rédempteur parmi vos victimes ? Ego sum Jesus quem tu persequeris ! est-il dit à saint Paul fumant de rage contre les chrétiens, qui étaient alors comme les locataires de la Cité du Démon et qu’on pourchassait de gîte en gîte, l’épée ou la torche dans les reins, jusqu’à ce qu’ils payassent de tout leur sang le logis permanent des cieux. Je suis Jésus que tu persécutes !
On sait que ce Maître s’est souvent caché au milieu des indigents, et quand nous faisons souffrir un homme plein de misère, nous ne savons pas quel est celui des membres du Sauveur que nous déchirons. Nous avons appris du même saint Paul qu’il y a toujours quelque chose qui manque aux souffrances de Jésus-Christ, et que ce quelque chose doit être accompli dans les membres vivants de son Corps.
— Quelle heure est-il ? Père, disent à Dieu ses pauvres enfants, tout le long des siècles, car nous veillons « sans savoir le jour ni l’heure ». Quand finira-t-on de souffrir ? Quelle heure est-il à l’horloge de votre interminable Passion ? Quelle heure est-il ?…
— C’est l’heure de payer ton terme, ou d’aller crever dans la rue, parmi les enfants des chiens ! répond le Propriétaire…
Ah ! Seigneur ! je suis un très mauvais prêtre. Vous m’avez confié ce troupeau dormant et je ne sais pas le réveiller. Il est si abominable, si puant, si totalement affreux pendant son sommeil !
Et voici que je m’endors à mon tour, à force de le voir dormir ! Je m’endors en lui parlant, je m’endors en priant pour lui, je m’endors au lit des agonisants et sur le cercueil des morts ! Je m’endors, Seigneur, en consacrant le Pain et le Vin du Sacrifice redoutable ! Je m’endors au Baptême, je m’endors à la Pénitence, je m’endors à l’Extrême-Onction, je m’endors au sacrement de Mariage ! Quand j’unis, pour votre éternité, deux de vos images engourdies par le sommeil, je suis moi-même si appesanti que je les bénis comme du fond d’un songe et que c’est à peine si je ne roule pas au pied de votre autel !…
Clotilde se réveilla au moment où l’humble prêtre descendait de la chaire. Leurs regards se rencontrèrent et parce quelle avait le visage baigné de larmes, il dut croire que c’était son prône qui les avait fait couler. Il avait raison, sans doute, car cette voyante était tombée à un si profond sommeil qu’elle pouvait bien avoir entendu les vraies paroles qu’il n’avait osé prononcer que dans son cœur. »
Léon Bloy, La femme pauvre
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