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07/11/2011

Tout nu devant ses maîtres

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

« L’égalité absolue des citoyens devant la Loi est une idée romaine. A l’égalité absolue des citoyens devant la Loi doit correspondre, tôt ou tard, l’autorité absolue et sans contrôle de l’Etat sur les citoyens. Car l’Etat est parfaitement capable d’imposer l’égalité absolue des citoyens devant la Loi, jusqu’à leur prendre tout ce qui leur appartient, tout ce qui permet de les distinguer les uns des autres, mais qui défendra la Loi contre les usurpations de l’Etat ? ce rôle était jadis chez nous celui des Parlements. Il y avait treize Parlements dans le Royaume, et même dix-sept, si l’on compte les quatre Conseils supérieurs – Paris, Toulouse, Grenoble, Bordeaux, Dijon, Rouen, Aix, Rennes, Pau, Metz, Besançon, Douai, Nancy, Roussillon, Artois, Alsace et Corse. LE POUVOIR DE CHACUN DE CES PARLEMENTS ETAIT EGAL A CELUI DU ROI. Ils jugeaient en dernier ressort et recevaient l’appel de toutes les juridictions royales, municipales, seigneuriales, ecclésiastiques. Ils avaient le droit d’examen, d’amendement et de remontrance sur tous les actes publics. Les traités avec les puissances étrangères leur étaient soumis. "Telle est la loi du Royaume, écrit La Roche-Flavin, président du Parlement de Toulouse, que nul édit ou ordonnance royale n'est tenu pour édit ou ordonnance s'ils ne sont d'abord vérifiés aux Cours souveraines par délibération d'icelles." En son édit de 1770, Louis XV s'exprime en ces termes : "Nos Parlements élèvent leur autorité au-dessus de la nôtre, puisqu'ils nous réduisent à la simple faculté de leur proposer nos volontés, se réservant d'en empêcher l'exécution." Le gouvernement devait transmettre au Parlement les nominations faites par lui à la plupart des fonctions, et l'on vit plus d'une fois ces assemblées en refuser l'enregistrement, c'est-à-dire briser les promotions du roi. Pour plier cette magistrature indépendante, l'Etat ne disposait que d'un petit nombre de moyens si compliqués qu'il n'y avait recours que rarement, et même alors les magistrats pouvaient recourir à un procédé infaillible : ils négligeaient la loi enregistrée contre leur plaisir, n'en tenaient pas compte dans leurs arrêts, ou encore suspendaient l'administration de la Justice, ce qui risquait de jeter le royaume dans le chaos.

Si les Parlements disposaient d'un tel pouvoir de résistance à l'Etat, les magistrats qui les composaient et ne dépendaient de personne, puisqu'ils avaient la propriété de leur charge, pouvaient passer pour des privilégiés. Chaque citoyen bénéficiait pourtant de ce privilège, non qu'il fut tenu de soutenir le Parlement contre le Roi, ou le Roi contre le Parlement, mais tout simplement parce que cette rivalité donnait aux institutions ce que les mécaniciens appellent du "jeu". L’homme d’autrefois ne ressemblait pas à celui d’aujourd’hui. Il n’eût jamais fait partie de ce bétail que les démocraties ploutocratiques, marxistes ou racistes nourrissent pour l’usine et le charnier. Il n’eût jamais appartenu aux troupeaux que nous voyons s’avancer tristement les uns contre les autres, en masses immenses derrière leurs machines, chacun avec ses consignes, son idéologie, ses slogans, décidés à tuer, résignés à mourir, et répétant jusqu’à la fin, avec la même conviction mécanique : "C’est pour mon bien… c’est pour mon bien…" Loin de penser comme nous à faire de l’Etat son nourricier, son tuteur, son assureur, l’homme d’autrefois n’était pas loin de le considérer comme un adversaire contre lequel n’importe quel moyen de défense est bon, parce qu’il triche toujours. C'est pourquoi les privilèges ne froissaient nullement son sens de la justice ; il les considérait comme autant d'obstacles à la tyrannie, et, si humble que fût le sien, il le tenait -- non sans raison d'ailleurs -- pour solidaire des plus grands, des plus illustres. Je sais parfaitement que ce point de vue nous est devenu étranger, parce qu'on nous a perfidement dressés à confondre la justice et l'égalité. Ce préjugé est même poussé si loin que nous supporterions volontiers d'être esclaves, pourvu que personne ne puisse se vanter de l'être moins que nous. Les privilèges nous font peur, parce qu'il en est de plus ou moins précieux. Mais l'homme d'autrefois les eût volontiers comparés aux vêtements qui nous préservent du froid. Chaque privilège était une protection contre l'Etat. Un vêtement peut être plus ou moins élégant, plus ou moins chaud, mais il est nettement préférable d'être vêtu de haillons que d'aller tout nu. Le citoyen moderne, lorsque ses privilèges auront été confisqués jusqu'au dernier, y compris le plus bas, le plus vulgaire, le moins utile de tous, celui de l'argent, ira tout nu devant ses maîtres. »

Georges Bernanos, La France contre les Robots

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Commentaires

Superbe écrivain, superbe texte

Écrit par : Serge | 07/11/2011

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