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22/11/2011

Cubernesis

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

« Bien loin d’être actif et producteur, travailleur qui s’y connaît et aménage son monde par son maniement, l’homme d’aujourd’hui est réactif, il répond à des signaux dont le flux annihile distance et proximité. Il est ainsi fondamentalement assisté par un dispositif technologique qui l’a dépossédé de tous ses savoir-faire, et en vérité, qui l’a dépossédé de sa propre existance : il suffit de supposer comme le faisait Heidegger que disparaissent soudainement de toute la surface de la terre tous les téléphones, radios et téléviseurs, et d’imaginer "la perplexité, l’ennui, le vide qui envahiraient d’un coup l’homme, venant bouleverser de part en part son quotidien" (Heidegger, Le Dispositif, GA 79, p. 39), pour mesurer à quel point l’homme est dépendant – au sens toxicologique du terme – de ce dispositif de transmission d’informations.

L’époque où le tout de l’étant est pris dans un tel flux de transissions d’informations est alors celle de l’informatique : mais l’informatique ne transmet des informations qu’en tant que celles-ci sont des signaux. Le terme d’informatique dissimule la nature réelle du signal, en le réduisant à une information en soi neutre : mais le signal n’est jamais simple donnée ; il n’est pas non plus signe, sa structure n’est pas le renvoi mais le commandement. "Commandement" en grec se disait cubernesis, d’où vient le mot "cybernétique". L’informatique est en réalité cybernétique. Née pendant la seconde guerre mondiale, développée pendant la guerre froide, la cybernétique est issue de recherches sur la défense anti-aérienne, et de la tentative pour émanciper la riposte des limites propres aux comportements humains. Ainsi le système anti-aérien mesure en continu la position et la vitesse des avions ennemis, prévoit leur trajectoire, transmet l’information au lance-missile le mieux placé, qui ajuste son tir et décide la mise à feu sans aucune intervention humaine : ce dispositif fournit la logique même de la cybernétique, c'est-à-dire la réduction de toute situation à une quantité d’informations, la transmission d’informations d’un appareil à l’autre, et la capacité de redéfinir un fonctionnement à partir des informations reçues. Il faut donc reconnaître avec Heidegger que la cybernétique constitue "la nouvelle science fondamentale" (Heidegger, La fin de la philosophie et la tâche de la pensée, GA 14, p. 72), c'est-à-dire le mode de constitution du tout de l’étant, et c’est ce qui permet ainsi de comprendre la prééminence de la signalétique : en étant exposé aux signaux, l’homme occupe aujourd’hui la fonction du lance-missile dans le système anti-aérien – il reçoit une quantité d’information, adapte son comportement en fonction de ces informations, et prend sa décision après un calcul de l’optimum, il n’est rien d’autre qu’un calculateur égotique.

Si donc la cybernétique se définit par l’automatisation des processus, elle se définit également par un nouveau rapport homme/machine, qui intègre les hommes dans des dispositifs de plus en plus complexes, dont ils ne sont que des pièces, les plus imparfaites parce que toujours susceptibles d’introduire la fatale "erreur humaine" dans le processus. La cybernétique est en cela a science du contrôle des vivants par la machine ; le moment cybernétique est celui de la fin de la différence entre vivant et machine par quoi se parachève l’indifférenciation de toutes choses propre à l’appareillement.

Heidegger à la fin de sa vie avait mi en garde contre la montée en puissance de la cybernétique : sur cette science, écrivait-il en 1967, "repose la possibilité de l’auto-régulation, l’automatisation d’un système moteur. Dans la représentation du monde par la cybernétique, la différence entre les machines automatiques et les êtres vivants est abolie […] L’homme lui aussi a sa place assignée dans cette uniformité du monde cybernétique". (Heidegger, "La provenance de l’art et la destination de la pensée", Cahier de l’Herne Heidegger, p. 88). »

Jean Vioulac, L’époque de la technique. Marx, Heidegger et l’accomplissement de la métaphysique

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