26/12/2011
Un roman pour la vie
=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=
La parole est à ma douce Irina...
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J'ai lu "La Grève" (Atlas Shrugged) d'Ayn Rand, je voulais en faire un compte-rendu parce que c'est un roman à côté duquel on ne peut pas passer, et puis un ami m'a fait lire son compte-rendu de lecture.
Non par paresse (enfin, quoique...) mais surtout parce que je l'ai trouvé pertinent, je souhaiterais vous le faire partager (en attendant de me coller à mon propre compte-rendu que je mettrai en ligne dès que je le pourrai).
Histoire quand même de vous mettre l'eau à la bouche, de vous faire franchir le pas, et surtout de passer outre aux critiques de toute sorte concernant l'idéologie d'Ayn Rand.
Certes, son système de pensée est pleinement développé dans ce roman et ceux qui la connaissent et l'apprécient y trouveront leurs repères. Mais c'est aussi un roman, bien écrit (et dans ce cas extrêmement bien traduit) où les personnages sont tous hauts en couleurs (y compris ceux qu'on apprend à détester au fil de la lecture), le suspense est là du début à la fin, l'amour aussi (un côté un peu "soap" d'ailleurs, mais il faut remettre ça dans le contexte, n'oublions pas que ce roman a été écrit dans les années 50) et la philosophie d'Ayn Rand, qui ne peut laisser indifférent.
Bref, que de bons ingrédients qui ne vous feront pas regretter votre achat (pour ceux qui franchiront le pas !)
Merci Vincent.
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" La Grève, d’Ayn Rand, est-elle un roman à thèse, en ce sens qu’elle y illustrerait et y défendrait ses idées ? Oui. Mais le condamner pour ce seul motif aurait quelque chose d’absurde, comme si le roman et l’expression de conceptions philosophiques était incompatibles, et comme si tout grand roman n’était pas, en son fond, l’expression, explicite ou non, d’une vision du réel et de l’homme. À ce compte, il faudrait condamner tout Balzac et Zola, jeter Camus à la poubelle. Le vrai problème serait-il qu’elle n’y défend pas les « bonnes » thèses ? Écartons ces polémiques stériles. Et tentons de répondre à cette question de la manière la plus factuelle possible : La Grève est-elle, oui ou non, un bon roman ?
La charge critique de l’expression – en soi péjorative – de « roman à thèse » repose sur l’insinuation que le texte visé serait en réalité plus une thèse qu’un roman, le plaquage d’une narration artificielle sur une armature théorique préexistante qui constituerait le seul niveau de lecture pertinent. Un prétexte, en un mot, à l’expression plus ou moins directe des théories de l’auteur. Or, si Ayn Rand a des idées bien établies, si elle les exprime en certains endroits de manière explicite et si elles la poussent à recourir quelquefois à des facilités que l’on est en droit de regretter – ainsi les pseudo-défenseurs de l’intérêt général qu’elle met en scène sont l’incarnation d’une médiocrité intégrale, et j’aurais aimé qu’elle se donne une adversité plus consistante que ces fantoches –, ce serait réellement faire injure à son œuvre que de la réduire à ses seules dimensions théoriques. Si les déboires du réseau de chemin de fer transcontinental que dirige Dagny Taggart, une femme d’affaire dotée d’une force de caractère peu commune, semblent constituer de prime abord l’intrigue principale, le lecteur découvre progressivement qu’il n’en est rien. Elle n’est qu’une des nombreuses intrigues que contient ce roman luxuriant, qui toutes finissent par trouver leur unité et leur pleine signification avec la résolution de la question lancinante qui ponctue tout le texte : « Qui est John Galt ? » L’intérêt du lecteur est donc non seulement motivé par la curiosité qui le pousse à savoir comment Dagny Taggart et Hank Rearden, son partenaire sidérurgiste, vont résoudre les problèmes entrepreneuriaux qu’ils rencontrent, mais aussi par cette intrigue de type policière qui y est instillée. Roman industriel, roman policier, La Grève appartient aussi pour partie aux genres de la science et de la politique-fiction : ainsi, Hank Rearden est-il l’inventeur d’un métal révolutionnaire, le Rearden Metal, aux intrigants reflets bleu-vert, incomparablement plus léger et plus résistant que l’acier ; plus tard dans l’intrigue, il découvre avec Dagny, dans une usine abandonnée, les restes d’un moteur de type inédit, capable de produire une quantité d’énergie qui était jusque-là inconcevable ; tout cela sur fond de multiplication des républiques populaires et de tentatives de plus en plus poussées du gouvernement américain, au nom de l’« égalité des chances », pour régenter toute l’économie. Enfin, et ce serait manquer un aspect essentiel de La Grève que de ne pas en faire mention, ce roman est aussi un grand roman d’amour. Dagny, toute impitoyablement rationnelle qu’elle soit dans la conduite de ses affaires, n’est pas qu’un pur intellect. Elle est, au fil du roman, initiée à des sentiments de plus en plus élevé, fondé sur l’admiration qu’elle voue à ses partenaires et sur le partage de valeurs fondamentales – au premier chef, celle de l’amour de la vie –, qui s’incarne dans des relations charnelles passionnées, d’une très grande intensité. J’ai rarement lu des scènes érotiques aussi fortes et aussi bien menées. Même la description du désir masculin est d’une confondante précision. Dans ces pages, magnifiques, Ayn Rand parvient à chanter la quintessence de la vie comme peu d’autres auteurs l’ont réussi avant elle, et elle réussit dans ces instants de grâce à donner à son lecteur un avant-goût de ce vers quoi toute son œuvre tend : le paradis terrestre, ou plus précisément la restauration de la terre comme paradis.
Outre de véritables morceaux de bravoures littéraires, comme l’extraordinaire description du voyage qu’effectuent Hank et Dagny à bord de la motrice du train inaugurant la première ligne construite en Rearden Metal, j’ai particulièrement apprécié l’art consommé des dialogues – excellemment traduits par Sophie Bastide-Foltz – qui se manifeste dans toute cette œuvre. Appuyés sur des analyses psychologiques d’une rare finesse, qui insufflent une âme à des personnages dont on aurait pu craindre qu’ils soient totalement engoncés dans un manichéisme sans nuance, ils donnent lieu à des échanges d’une vigueur que j’ai rarement vues. Je n’y ai pas trouvé de scories, de ces phrases insipides que l’on rencontre dans de trop nombreux romans et qui n’ont pour seul but que de produire un « effet de réel » superflu et lassant. Toutes les répliques se tiennent, notamment grâce à une implacable exigence logique qui permet d’aller creuser les fissures des mots et de révéler les impostures que certains dissimulent. De fait, ces dialogues, sous une forme très vivante et souvent jubilatoire – les duels verbaux de Dagny et de Lillane, la redoutable et perverse épouse de Hank, sont un chef-d’œuvre du genre –, constituent une authentique enquête sur le langage lui-même, à travers la mise en contraste de deux manières de l’employer : celui, clair, précis, objectif, des entrepreneurs confrontés à des faits auxquels ils se doivent de faire face, et celui, sans substance, vague, pleins de doubles sens et de sous-entendus, truffé de grandes notions incantatoires devant lesquelles toute volonté devrait plier à l’instant, des « parasites » et des « pillards » – entendons des politiques et de ces entrepreneurs corrompus qui comptent plus sur la manipulation et l’intrigue pour conquérir le pouvoir et bâtir leur fortune que sur leur travail et leur compétence.
La moindre des surprises que réserve La Grève n’est pas, en effet, la découverte qu’Ayn Rand n’y déploie pas une apologie inconditionnelle du dollar mais qu’elle y mène une vaste réflexion morale nettement plus subtile. « Faire de l’argent » n’est pas pour elle un but qui justifie tous les moyens. Le traitement qu’elle inflige au frère de Dagny, Jim, ou à l’un des concurrents de Hank, Orren Boyle, est sans ambiguïté sur ce point : ces personnages sans talent, ces hommes sans qualité, ne parviennent à leurs fins qu’en usant de basses manœuvres et en manipulant la notion d’« intérêt général » à leur profit. Leur sens de la justice sociale n’est qu’un paravent destiné à casser des concurrents plus talentueux qu’eux. Mais ces personnages sont encore bien plus que de simples figures d’hypocrites manipulateurs : ils incarnent l’anti-individu par excellence. Ainsi Jim n’est animé par aucune intériorité, par aucun désir, par aucun but personnel, si ce n’est celui d’être aimé inconditionnellement, sans raison, pour rien. Sa conception pervertie de l’amour, fondée sur son néant spirituel, est un nihilisme de fait. Elle se couple à l’idée qu’on ne peut aimer au sens plein que des êtres faibles et méprisables, sous prétexte qu’il n’y a aucun « mérite » à aimer quelqu’un pour ses qualités. Par conséquent, si jamais la personne sur laquelle il a jeté son dévolu se révèle moins nulle qu’il ne l’imaginait, il s’emploie sadiquement à la détruire. Jim n’est qu’un conformiste : il ne fait que désirer ce que tout le monde désire (l’amour, le succès, la reconnaissance sociale), en estimant – comme tout le monde – qu’il n’y a pas moins droit que ses voisins, et qu’il est donc fondé à s’emparer de ce qui lui est dû. À l’inverse, un individu authentique est d’abord une personne qui n’est pas engluée dans le mimétisme social, et donc, parce qu’elle est capable de nager à contre-courant, qui est le vecteur de la création et de l’innovation. Conséquent avec lui-même, cet individu assume l’entière responsabilité, sociale et financière, de cette attitude. Il est prêt à accepter, temporairement ou définitivement, la condition de paria, comme il est prêt à accepter la ruine et la pauvreté. Il estime que rien ne lui est dû tant qu’il n’a pas établi la preuve objective de ses qualités. Mais si la réussite survient, grâce à ses compétences personnelles et à sa volonté acharnée, il entend en contrepartie en recueillir le maximum de fruits. Gagner de l’argent, dans ce cadre, est la matérialisation du mérite personnel, la juste récompense de l’effort consenti. Le dollar est donc bien plus que le symbole d’une monnaie : il est le symbole d’un système de valeurs où la qualité des individus reçoit sa pleine récompense, et où les droits du créateur sur les produits de son intelligence sont pleinement reconnus – y compris les droits de ne pas l’exploiter ou de le détruire. Le capitalisme est donc préférable au collectivisme non parce qu’il est plus efficace que lui, mais parce qu’il est, fondamentalement, plus moral. Comment, en effet, être heureux, comment avoir confiance dans la vie et dans les autres si, du jour au lendemain, des apôtres de l’étatisme peuvent faire main basse sur vos biens et vous priver de toute perspective de progrès personnel ? Comment, alors, ne pas se sentir dépossédé de sa propre existence ? Rappelons que, née en Russie en 1905, Ayn Rand eut une connaissance de première main de ce que signifiait concrètement vivre sous un régime collectiviste totalitaire.
Certes, on pourrait reprocher à Ayn Rand d’avoir accentué l’aspect héroïque, presque surhumain, de ses principaux personnages : ils sont jeunes, beaux, supérieurement intelligents, et capables de maîtriser leurs passions même les plus violentes. Mais, outre que par ces aspects ils rattachent le texte, par-delà l’apothéose moderne du bon sens bourgeois et de la figure donquichottesque du raté magnifique, à la grande tradition de l’épopée classique, leur mentalité dénuée de toute complaisance, leurs propos d’apitoiement sur eux-mêmes lui confère une extraordinaire énergie. Si elle jette sur le monde un regard sans concession, Ayn Rand est tout sauf une cynique, et encore moins une désespérée. Dans La Grève le monde se nimbe d’un immense « c’est possible ». Et quel bien fou cela fait ! Cette mise en scène d’individus forts, animés par des idéaux exigeants dont ils assument personnellement les conséquences – au lieu de les faire subir aux autres sans le moindre scrupule –, a quelque chose de salvateur en ces temps de grisaille, de petitesse, de culpabilisation galopante et d’altruisme menteur. La prise en main de son existence, le refus d’une fatalité sourde, le désir de vivre réellement – c’est-à-dire, indissociablement avec l’intensité accrue de la vie, dans la connaissance rigoureuse du réel – sont des principes d’une incontestable valeur, dont l’expression aussi claire a quelque chose de soulageant : oui, il existe encore quelque chose de la grandeur humaine. Et l’effacement de l’individu n’est plus l’horizon indépassable du meilleur des mondes. Je n’ai plus besoin de disparaître pour que le monde devienne vivable : au contraire, pour perdurer il a besoin de moi.
Brillant, atypique, iconoclaste, La Grève est donc plus qu’un roman qui prend la doxa collectivo-humanitariste à contrepied : elle est la seule véritable épopée que le xxe siècle ait produite, et la preuve que la littérature peut encore exister sans devoir afficher de posture ironique, arborer des grimaces nihilistes, s’embourber dans des marigots kitsch. La foi en l’homme qui y est exprimée, précisément parce qu’elle donne l’impression d’être surannée, fournit aussi l’occasion d’un retour salutaire sur le prétendu « humanisme » dont nous faisons profession : quelle humanité aimons-nous vraiment, si cette figure d’homme rationnel, indépendant et respectueux de la liberté d’autrui nous rebute a priori à ce point ? Quand bien même on ne la partagerait pas de manière intégrale, cette vision énergique et positive de l’homme laisse, malgré ses outrances, le lecteur bienveillant sur un réel enthousiasme, un enthousiasme dont je gage qu’il puisse devenir, pour certains, un viatique pour longtemps."
Vincent Morch
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