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04/07/2012

Mais les mers sont différentes comme les pays : il faut d’abord distinguer la Méditerranée de toutes les autres

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

« Mais les mers sont différentes comme les pays : il faut d’abord distinguer la Méditerranée de toutes les autres. Dans l’Océan, c’est l’homme qui appartient à la mer ; dans la Méditerranée, c’est la mer qui est à l’homme. Il la tient, il la travaille, il y grave ou il y cisèle son adresse et sa force : il se mesure avec elle, puis retourne au port. La tempête l’empoigne parfois, mais la solitude ne l’étreint jamais ; des vagues où il est ballotté, souvent il aperçoit un des hauts signaux de la Terre; quand il perd de vue l’Etna, en s’élevant vers le Nord, il pourra voir bientôt, si le ciel est clair, les pointes des Alpes nettoyées et fourbies par la tramontane ; si la cime de la Sicile disparaît de son ciel, quand c’est vers l’Est qu’il s’éloigne, bientôt y apparaîtra le sommet de la Crête ; ailleurs domine l’Athos, la Montagne Sainte. Celui qui se perd sur les Océans s’engage dans des espaces indéterminés. D’une part il est menacé par des périls plus énormes, par des tempêtes démesurées, qui lui demandent un effort prolongé, épuisant et solitaire ; d’autre part il est plus bercé et plus assoupi ; il a passé de la mer qui excite aux mers qui endorment. Voici l’Atlantique de l’alizé, où les traversées se font toutes seules, avec ses vagues éclaboussées de poissons volants, ses petits nuages ronds comme des ballots de laine et, le soir, le pâle clignotement de la Croix du Sud, surmontée de deux astres éblouissants du Centaure; voici les grandes houles détendues de l’Océan Indien, un espace de gloire, bleu et doré, où des dauphins viennent au couchant danser devant le navire, certains sautant si haut qu’on aperçoit tout leur corps en l’air, brillant comme celui d’un acrobate dans son maillot de soie. Les longs rivages se déroulent tout autrement que dans la mer bruyante d’histoire où chaque arbre est connu, chaque rocher nommé, où une foule de fantômes, Dieux, Saints, Héros, se disputent la possession des moindres promontoires : à mesure qu’on avance vers les Pôles, les drapeaux des noms deviennent plus rares, la nature reprend partout un monde qui échappe à l’homme, les caps éloignés sont comme des sentinelles si espacées que l’appel de l’une arrive à peine jusqu’à l’autre et l’on aboutit ainsi aux deux extrémités de la terre habitée, le Cap Nord debout dans une tranquille pâleur ou le Cap Horn dressé dans une tempête éternelle. Telle est la mélancolie des mers australes qu’il n’était pas rare jadis, sur les voiliers doublaient le Cap de Bonne-Espérance pour s’en aller jusqu’en Nouvelle-Calédonie ou en Nouvelle-Zélande, qu’il y eût parmi les matelots une succession de suicides, parce que des âmes simples se désespéraient sans raison, parmi ces houles fastidieuses d’où se détache parfois un grand albatros. Il faut avoir navigué, seul passager, sur un de ces petits vapeurs qui relient des lieux délaissés, pour savoir ce que peut être en mer la détresse du soir, quand la fête manquée du couchant finit dans les nuages par des barbouillages lugubres, que le bateau fatigué gémit en gravissant et en descendant les pentes des vagues, tandis que les matelots vaquent à leur besogne, allument quelques lampes, préparent leur repas, et par une pauvre imitation de la vie domestique, sur leur navire peinant et roulant, essayent de se préserver de la tristesse insupportable qui vient jusqu’à eux d’une immensité inhumaine »

Abel Bonnard, Petits miroirs de la mer

07:00 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (2) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

Commentaires

Comme un soupçon d'André Suarès dans ces lignes...

Merci Nebo, pour vos textes, toujours très bien choisis (vous devez être un grand lecteur...) !

Écrit par : Pierre | 04/07/2012

Un lecteur qui se débrouille... mais, en vérité, ces derniers temps, surtout un modeste butineur... ^^

Écrit par : Nebo | 04/07/2012

Les commentaires sont fermés.