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04/11/2013

Soudain au milieu de ce silence, une voix tragique parle à son coeur

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

 

« Soudain au milieu de ce silence, le plus effroyable qui ait jamais enveloppé un génie – sauf Nietzsche, peut-être –, une voix tragique parle à son coeur ; il entend un appel qui, toute sa vie, aux heures de découragement, de désespoir a résonné en lui : l’appel de la mort. Depuis sa jeunesse l’idée de suicide le hante ; de même qu’il s’était alors établi un plan de vie, depuis longtemps il avait prémédité son plan de mort. Sans cesse, dans ses moments d’impuissance, la pensée d’en finir s’impose à lui, elle surgit dans son âme comme un sombre rocher quand le flot de la passion, la vague écumante de l’espoir se retirent. Ses invocations enflammées à la mort sont innombrables dans les lettres et dans les conversations de Kleist ; on pourrait presque émettre ce paradoxe qu’il ne supportait la vie que parce qu’il était prêt, à toute heure, à l’abandonner. Il a toujours désiré mourir, et s’il a hésité jusqu’ici ce n’est pas par peur, mais par amour de l’outrance, de l’excessif, car sa mort, elle aussi, Kleist la veut grandiose, enthousiaste, surhumaine : il ne veut pas se tuer lâchement, lamentablement, il désire, comme il l’écrit à Ulrique dans sa lettre célèbre, une mort sublime. La lugubre pensée de la mort a chez Kleist un accent joyeux, elle est empreinte d’une voluptueuse ivresse ; il veut s’y plonger comme dans une profonde couche nuptiale, et dans un étonnant croisement d’idées – son érotisme, auquel il n’a jamais pu donner libre cours, se déverse dans toutes les profondeurs de son être – il rêve d’une mort mystique, d’une mort d’amour, d’une fin bienheureuse à deux. Une sorte de peur primitive – immortalisée dans une scène du Prince de Hombourg – lui fait craindre, à lui, le solitaire, que la solitude de sa vie ne se prolonge dans l’éternité : tout jeune encore ne propose-t-il pas avec enthousiasme à tous ceux qu’il aime de mourir avec lui ? L’homme le plus assoiffé d’amour durant sa vie cherche une mort d’amour. Pendant son séjour sur terre aucune femme ne peut satisfaire à sa démesure, aucune ne peut le suivre dans sa furieuse exaltation, personne, ni sa fiancée, ni Ulrique, ni Marie von Kleist, n’est à la hauteur de ses exigences ; seule la mort, ce superlatif, ce qu’on ne peut surpasser, pourrait satisfaire l’érotisme inassouvi d’un Kleist – Penthésilée nous a révélé ses ardeurs. Aussi la seule femme qu’il attend, l’unique est celle qui voudra mourir avec lui, qui sera capable de ce sentiment extrême, absolu ; il préfère "la tombe qu’il partagera avec elle à la couche de toutes les impératrices du monde", écrit-il avec jubilation. Il offre donc avec insistance, presque, à tous ceux qui lui sont chers, de faire avec lui le saut dans l’éternité. Il déclare à Caroline von Schiller – qu’il connaissait à peine – qu’il est prêt "à la tuer et à se tuer ensuite". Il essaie de séduire son ami Rühle par des paroles flatteuses et passionnées : "L’idée ne me quitte pas que nous devons faire encore quelque chose ensemble – viens, faisons quelque chose de grand et mourons ! Mourons d’une de ces morts innombrables dont nous sommes déjà morts et dont nous mourrons encore ! Ce sera comme si nous passions d’une pièce dans une autre." Comme toujours, chez Kleist, la froide pensée devient passion, ardeur, extase. Il se grise de plus en plus à l’idée de mettre fin d’une façon grandiose, par une manifestation unique, par un suicide héroïque, à l’émiettement lent et progressif des forces qui luttent en lui, d’échapper à la vanité, à la servitude, au fardeau de la vie, pour se précipiter dans une mort fantastique accompagnée par toutes les fanfares de l’ivresse et de l’extase : son démon se révolte, car il a hâte de retourner dans l’infini. »

Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche


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