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04/11/2013

Les cris d’un dieu déchiré ou d’un animal torturé

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

 

« La démesure est encore bien plus visible dans ce portrait sublime d’un homme étrange qu’est sa correspondance. Jamais poète ne s’est mis aussi à nu devant le monde que Kleist dans les quelques lettres qu’on a conservées de lui. À mon avis, on ne peut les comparer aux documents psychologiques de Goethe et de Schiller, parce que la sincérité de Kleist est infiniment plus hardie, plus profonde et plus intégrale que les stylisations involontaires, que les confessions toujours subordonnées à l’esthétique des classiques. Conformément à sa nature, Kleist dépasse la mesure même de l’aveu ; il donne aux dissections les plus féroces de son être une note de joie mystérieuse, non seulement il aime la vérité mais il éprouve à la dire une sorte de volupté qui le plonge dans une extase sublime au milieu des plus cruelles souffrances. Rien de plus déchirant que les gémissements de son coeur qui semblent venir du plus haut des nues et font penser au cri spasmodique d’un aigle blessé à mort ; rien de plus grandiose que l’héroïque pathos de cette poignante solitude : on croirait entendre les plaintes de Philoctète empoisonné, qui, loin de ses frères, seul sur son île, invective les dieux. Lorsque tourmenté du désir de se connaître il se met à nu devant nous, rien d’impudique ne nous blesse, c’est le corps d’un être qui saigne et qui vient d’échapper à la mort. Il y a là des cris jaillis du plus profond de l’âme humaine, des cris d’un dieu déchiré ou d’un animal torturé, auxquels succèdent des paroles d’une terrible lucidité, d’une clarté trop intense qui éblouit les yeux. Nulle part ailleurs que dans ses lettres il ne pouvait se livrer de façon aussi complète, aucune autre de ses oeuvres n’est aussi profondément empreinte de sa dualité faite de retenue et d’excès, d’extase et d’analyse, de discipline et de passion, de prussianisme et d’élémentarisme. Peut-être que dans le manuscrit disparu intitulé "Histoire de mon âme" ces flammes et ces éclairs ne formaient-ils qu’un seul et même flambeau ; malheureusement cette oeuvre, qui n’était sans doute pas un compromis de "poésie et de vérité", mais l’exaltation de la vérité elle-même, est perdue pour nous. Ici, comme toujours, le destin a coupé la parole à l’auteur et a empêché "l’homme inexprimable" qu’il y avait en lui de nous révéler son plus intime secret afin que nous ne le voyions jamais vraiment seul mais toujours accompagné de son démon. »

Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche


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