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21/01/2014

Le visage ordinaire et usé d’une fille grandie dans les taudis

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

« Le train m’emportait à travers un monstrueux paysage de terrils, de cheminées, de tas de ferrailles, de canaux putrides, de chemins faits de boue et de cendre, tout piétinés d’empreintes de sabots. On était en mars, mais il avait fait affreusement froid, et partout élevaient encore des amoncellements de neige noircie. Comme nous traversions lentement les faubourgs de la ville, nous longeâmes d’interminables rangées parallèles de petits taudis grisâtres qui joignaient perpendiculairement le talus du chemin de fer. Derrière une de ces cahutes, une jeune femme était agenouillée sur les pavés, enfonçant un bâton dans un tuyau de plomb qui devait servir de décharge à un évier placé à l’intérieur, et qui, sans doute, s’était bouché. J’eus le temps de la détailler, avec son tablier qui pendait comme un sac, ses lourds sabots, ses bras rouges de froid. Elle leva la tête au passage du train ; un instant, je fus si prés d’elle que nous aurions presque pu nous regarder dans les yeux ; Elle avait un visage rond et pâle, le visage ordinaire et usé d’une fille grandie dans les taudis, qui a vingt-cinq ans mais en paraît quarante à force d’avortements et de travaux abrutissants, mais ce visage présentait, durant la seconde ou je l’entrevis, l’expression la plus désolée, la plus dénué d’espérance que j’ai jamais contemplée. Je saisis alors combien nous nous trompons quand nous disons : "Pour eux, ce n’est pas la même chose, ce n’est pas comme pour nous" - comme si les gens qui ont grandi dans les taudis ne pouvaient rien imaginer d’autre que des taudis ; en effet, ce que j’avais lu sur son visage, ce n’était pas la souffrance ignorante d’une bête. Elle ne savait que trop bien ce qui lui arrivait, elle comprenait aussi bien que moi quelle destinée affreuse c’était d’être ainsi agenouillée là, dans ce froid féroce, sur les pavés gluants d’une misérable arrière cour, à enfoncer un bâton dans un puant tuyau d’égout. »

George Orwell, Le quai de Wigan

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