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21/01/2014

Jean-Paul Bourre : La Meute Légendaire

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

 

La meute légendaire

« Certains chasseurs se souviennent obscurément de l’existence d’un âge d’or de la Chasse, une période légendaire où les tueurs n’entraient pas au royaume enchanté. Ceux-là font vivre, sans même le savoir, la petite flamme sacrée qui brûle au fond des forêts, à la limite de ces mondes étranges dont parlent les croyances populaires. Déjà, dans les "romans de la Table Ronde" tout commençait par une chasse au cerf. Ce cerf blanc qui hante nos sommeils d’enfants était donc bien autre chose qu’un vulgaire gibier fuyant devant la meute assoiffée de carnage… bien autre chose. Une clé, la clé d’une frontière féerique que seul le chasseur au cœur pur pouvait franchir. (Il y a loin du geste rituel, et même du simple coup de fusil qui abat l’oiseau rapide, aux canonnades répétées qui détruisent sans comprendre, pour le plaisir vulgaire d’une détente facile à presser. Ces deux mondes portent le même nom, mais ils n’ont pas les mêmes manières pour exprimer ce qu’est la Chasse.)
Bottés, sonnant de la trompe, d’autres parcourent les mêmes forêts, épuisant le cerf dans une folle poursuite. Casaque rouge ou noire, le chasseur d’aujourd’hui semble tout droit sorti d’un livre mythologique inconnu. Il a des airs d’images d’Epinal qui ravivent les émotions de l’enfance, lorsque sur le parvis d’une église romane nous allions entendre les sonneries des fanfares. Car c’est d’enfance qu’il s’agit, de l’enfance mystérieuse, violente, s’identifiant aux héros des légendes pour revenir éblouie, émerveillée, après l’interminable jeu de piste. Il est curieux de constater que les grands mythes qui ont charmé notre enfance chantent la même chose : l’aventure exaltante du héros et du chasseur. David Crockett, le coureur des bois ami de la nature, le vainqueur de l’Ours devenu son animal totémique, accomplira un cycle prodigieux qui le mènera à la mort, sur les remparts de Fort Alamo. Cette double destinée du guerrier et du chasseur réveille en nous les images d’une vie singulière, aux limites du rêve, à la mesure des lois naturelles que l’homme retrouve à travers l’instinct.
La Chasse est un voyage, une épopée qui renverse la raison pour aller chercher ailleurs une réponse à l’incendie qui ravage les muscles et le cœur du chasseur. Celui qui galope huit heures à cheval dans les sous-bois de Sologne pour la seule ivresse de la poursuite, celui-là appartient déjà à la Légende. Mais ce champion de l’errance se fait de plus en plus rare, à l’heure où les "officiels" de la chasse suivent la Meute au volant de leurs voitures, l’œil collé sur le pare-brise comme sur l’écran d’un téléviseur où l’on projetterait La Grande Meute. Ceux-là regagneront leurs châteaux de brique rose, traversant les villages en conquérants, avec la vanité de l’homme d’affaires qui vient d’emporter le contrat de l’année.
Tout cela resterait simplement ridicule, comme un mauvais spectacle de cirque, si les bouffons de cour ne prétendaient pas annexer — pour leur seul bon plaisir — la dernière grande aventure humaine.
Ces boutiquiers de province, du fond de leurs demeures classées « monuments historiques », jouent aux aristocrates, en rêvant devant des cerfs empaillés. Mais la pupille de verre des trophées de chasse ne reflète plus aucun vertige. Fini le temps des chasses sauvages, lorsque la Meute splendide entourait le maître d’équipage bravant le Cerf, sa dague luisante au poing. Le châtelain qui "commande" la chasse se contente de la suivre en voiture. Il ne risquera aucun coup d’andouillet. D’ailleurs, il refuse tous les "face à face", quels qu’ils soient, de peur qu’on s’aperçoive bien vite que sa couronne de gloire n’était qu’une vulgaire couronne de papier. La Vénerie légendaire se meurt ; détruite par le snobisme et la vanité de ces dindons de province qui en font une affaire d’honneur… comme si l’honneur leur appartenait encore. Que leur reste-t-il, derrière leurs fenêtres Renaissance avec vue sur le parc ? Une curiosité qui n’a rien à envier à celle des grands ensembles de Sarcelles ; un goût sordide pour les intrigues de concierge, pour le voyeurisme de palier… Tout ça à travers la lorgnette d’un titre qui n’impressionne pourtant plus personne.
L’homme de qualité brave cette médiocrité qui ne vaut pas un cerf. Mais hélas, il n’a pas la science des compromissions. Emporté par son rêve, il ne voit pas les pièges qu’on lui tend, au nom des lois et des embrouilles en tout genre. Si au moins le piège avait la franchise d’un piège de chasse, la dure réalité du métal qui broie avec une violence d’homme, si les intrigues se nouaient à la manière des ronces sauvages, tout serait alors possible pour l’homme de qualité. Mais les ruses pour l’abattre ne viennent pas de la forêt. La forêt se confond tellement à l’homme, qu’il lui serait impossible d’agir par traîtrise. Elle connaît toutes les attitudes du chasseur, la beauté de sa science, la perfection de sa folie, son grand amour pour l’animal qu’il chasse… Les intrigues viennent de l’homme, l’autre, celui qui cherche dans la Chasse les possibilités d’affaires et les joies médiocres de la vanité. L’intrigue vient toujours de l’impuissance de l’homme à comprendre les états de fièvre du coureur des bois.
Sont-ils nombreux ces "chasseurs de l’Impossible", ces meneurs de loups lancés sur la piste du rêve ? De plus en plus rares… car les maniaques du fusil, "les viandeurs" comme les appellent les nostalgiques des anciennes chasses, ont depuis longtemps souillé la noblesse du fusil ou du couteau de Chasse. Les derniers survivants conduisent la Meute légendaire le long des étangs, passent au soir tombant sous les fenêtres des châteaux, pour bien montrer la puissance du rêve sur les petits intérêts bourgeois. La Meute est déjà loin. Elle se moque du cerf empaillé qui fait pourtant l’admiration des visiteurs. Elle poursuit le secret même de la Vie, et n’a que faire de la noblesse de paille, pleine de poussière et d’ennui. La Chasse se mérite. Comme toutes les grandes aventures. Le pire ennemi de la Chasse, c’est la médiocrité qui progresse chaque jour un peu plus, couverte de médailles honorifiques et de titres ronflants. Notre devoir ne serait-il pas de lâcher la Meute sur la médiocrité, pour guérir à tout jamais la forêt du cancer qui la menace ! 
»

 

Le Grand Veneur

« Nous sommes à la recherche des derniers héros de Sologne, ceux qui poursuivent le Cerf des légendes pour le seul amour de la poursuite, de la Chasse féerique, celle qui allume dans l’âme les beautés de l’Impossible.
Ils vivent au bord des étangs, au hasard des sous-bois, sur l’itinéraire des équipages fantômes, au-delà des limites humaines.
L’un deux, l’un des plus fameux veneurs de Vouzeron, est un authentique coureur des bois, un spécialiste de la forêt, au sens où l’entendent les gens de cœur. Le voir vivre, c’est assister à un miracle permanent : celui de la Chasse qui incendie le cœur, délie les muscles, réveille le regard aux premières lueurs de l’aube, allume la soif irrationnelle, lorsque le soleil traverse le ciel, comme un animal de légende.
A eux tous, ils forment un clan — au sens tribal —, une caste où se rencontrent les derniers amoureux de la forêt libre. Ils sont à la charnière de deux mondes, comme les sentinelles d’une grandeur appelée à disparaître un jour. Tous leurs gestes sont un élan vers la profondeur, un départ pour la course enivrante. Ils ont l’art de transporter l’extase : une fanfare, le reflet d’un habit rouge, derrière un rideau d’arbres, l’aboiement des chiens qui répondent, la fatigue après plusieurs journées de cheval, lorsque le cœur devenu transparent comprend la forêt… Ils ont la forêt à la place du cœur… et cela leur donne droit à tous les excès, à toutes les folies. (Ce privilège ne sera jamais celui de la noblesse empaillée, qui a oublié que l’orgueil — le vrai — est une aventure où l’on risque beaucoup de soi-même.)

Une terrasse retirée, au bord d’un étang, non loin de la route de Salbris. Un lieu fait pour le calme, les longues méditations, mais aussi l’attente, l’observation...
C’est le ballet du silence, avec son envol de canards sauvages, le cri des poules d’eau qui nous rapproche tout à coup de l’autre rive.
Mlle A. H., nous reçoit sur la terrasse, en bottes de chasse, un couteau au côté. Elle a l’air d’une énigme suspendue au-dessus des eaux, un sphinx armé qui protégerait l’âme profonde de la forêt.
Cette Diane en arme, appartient aux sous-bois de Sologne comme aux étangs paisibles. La violence de la Chasse lui donne l’air victorieux de ceux qui regardent le monde comme une aventure permanente.
"Elle peut galoper plus de huit heures !" avait dit Michel Bellot, qui reçoit souvent la "Chasse" dans son auberge de Nançay.
Alors A. H. parla, de la chasse, d’un de ses amis fils de veneur, l’un des derniers vrais coureurs des bois, en butte aux intrigues de village, aux cabales de salons où l’on décide des chasses à coups d’influence.
"Il gêne tout le monde, expliqua M. Bellot. Sa seule présence dérange. On a déjà tout fait pour nuire à sa réputation. De quoi l’accuse-t-on ? D’être l’un des meilleurs piqueux, de vivre la chasse comme une passion réelle, avec toute la force que donne le véritable amour ! Les petits esprits pardonnent rarement cela. Ils n’aiment pas recevoir des leçons de grandeur." Le coureur des bois, face à la noblesse de paille. A ce point de vue, la ligne qui sépare ces deux races d’individus est hautement significative : d’un côté, la vie dans ce qu’elle a de plus spontané, les mouvements du cœur, l’instinct magique qui envoûte l’homme et l’animal, liés ensemble par le même vertige… de l’autre, la chasse calculée, un spectacle sans ombre, fait pour la vanité et le profit.
... L’homme en habit rouge quitte Vouzeron aux premières lueurs de l’aube. Il galope droit sur la forêt, pour retrouver la vie. 
»

Jean-Paul Bourre, L'Orgueil des Fous

 

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