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22/02/2014

Hostie volante non identifiée...

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

 

« Lettre "D" : Direct sur France 2 (Lévitation en)

 

Le 7 novembre 1999, lors de l'assemblée plénière des évêques de France, une messe est célébrée en la basilique souterraine de Lourdes par trois cardinaux : Mgr Billé, archevêque de Lyon, Mgr Lustiger, archevêque de Paris, et Mgr Eyt, archevêque de Bordeaux. Dans le cadre de l'émission "Le Jour du Seigneur", cette messe est diffusée en direct sur France 2. On ne peut rêver meilleure vitrine pour l'un des pires cauchemars que puissent vivre, devant des millions de téléspectateurs, trois éminents prélats de l'Eglise catholique.
Sur l'autel se trouvent, posées l'une sur l'autre, deux grandes hosties de célébration. Au moment de l'épiclèse, le cardinal Billé s'adresse au Seigneur en prononçant la formule liturgique :  "Sanctifie ces offrandes, en répandant sur elles Ton Esprit. Qu'elles deviennent pour nous le corps et le sang de Jésus…" C'est à cet instant précis que, semblant mue par un ressort ou tirée par un fil, l'une des hosties se soulève en oscillant vigoureusement, puis demeure en lévitation à trois centimètres de l'autre, et ce durant cinq bonnes minutes.
Dans toute la France, ce dimanche matin, les adeptes du rituel cathodique bondissent devant leur poste, se téléphonent, s'interpellent : "Branchez-vous sur la 2 !" Mais, à Lourdes, l'autel est trop éloigné pour que les fidèles massés dans l'immense basilique puissent se rendre compte de l'événement. D'autant que les trois cardinaux ont une réaction de sang-froid stupéfiante, qui confine à l'indifférence paisible. Sans le plus petit haussement de sourcils, sans la moindre variation de tonalité, ils continuent à célébrer leur messe comme si de rien n'était. Semblables à ce curé de Marcel Aymé qui, dans Clérambard, est le seul du village à ne pas voir l'apparition de saint François d'Assise à deux mètres de lui, n'ont-ils rien remarqué ? Mais si, bien sûr. Simplement, ils ont conscience du gros plan qui immortalise en direct, pour des millions de foyers, leur comportement face à ce phénomène relevant moins de l'éventuel miracle que du trucage d'illusionniste. Si Dieu existe, la vidéo également, et ils savent dès cet instant qu'ils auront à répondre de leur attitude devant le pape et les chrétiens du monde entier.
"Putain, c'est quoi ce truc ?" fut, sur l'instant, le seul commentaire dans l'enceinte de la basilique, prononcé entre ses dents par un cadreur de France 2.
A l'issue de la messe, le cardinal Billé, en état de choc, est abordé par une de ses amies présente à l'office. Il lui demande aussitôt, l'air soucieux mais le ton neutre, si "elle a remarqué quelque chose durant l'épiclèse". Réponse négative de la dame, qui enchaîne : "Qu'est-ce que j'aurais dû remarquer ?" L'archevêque lui fait signe de ne plus poser de questions, et s'éclipse. Dès le lendemain, en tant que président de la Conférence des évêques de France, il interdira à France 2 et aux producteurs du "Jour du Seigneur" de rediffuser ces images.
Pourquoi ? Par crainte d'une supercherie, ou bien d'un signe divin aux conséquences indésirables ? A l'issue de la célébration, dès la sortie du public, les autorités ecclésiastiques, audiovisuelles et policières ont évidemment passé au peigne fin l'autel et les accessoires liturgiques, pour tenter d'élucider le mystère. Mais toutes les explications "raisonnables" se sont révélées irrationnelles.
Illusion d'optique, comme l'a suggéré Mgr Lustiger ? Non : la prise de vues est objective. Trucage vidéo ? Non plus : les images ont été diffusées en direct. On a soupçonné alors l'équipe de tournage d'avoir monté une bonne blague anticléricale, en utilisant une minisoufflerie qui aurait fait décoller l'hostie. Hélas, aucun mécanisme de ce genre n'a pu être découvert. Et les techniciens de France 2, par la voix de leurs syndicats, ont fait remarquer qu'ils avaient peut-être autre chose à faire que ce genre de conneries.
Quant aux producteurs de l'émission "Le Jour du Seigneur", ils adressent par écrit, depuis 1999, à tout courrier concernant la messe du 7 novembre la réponse suivante :  "Le phénomène surprenant de l'hostie qui se soulève légèrement au moment de l'épiclèse, jusqu'à la fin de la prière eucharistique, ne résulte d'aucun montage ni d'aucune manipulation technique."
On a donc cherché une explication plus crédible. on l'a trouvée : l'humidité. Le phénomène de l'hostie volante s'étant produit dans une basilique souterraine, et donc humide, le choc thermique des projecteurs avait fait gonfler l'hostie du dessous qui, par effet de bombage, avait soulevé celle du dessus. Intéressant. Sauf que les agrandissements de l'image prouvent que l'hostie inférieure demeure obstinément plate. En outre, au gré du déplacement des officiants, les différentes couleurs de chasuble sont parfaitement visibles dans l'intervalle de trois centimètres qui, durant les cinq minutes de lévitation, sépare les deux rondelles d'azyme.
Heureusement, ce jour-là, il y avait de l'orage. Pain bénit, si j'ose dire, pour les rationalistes. L'énigme était résolue : c'est la foudre qui avait provoqué un phénomène électrostatique. Imparable. Sauf que la basilique souterraine est en béton armé, et qu'elle constitue donc une immense cage de Faraday qui la met à l'abri des perturbations électriques extérieures.
Reste alors l'hypothèse que les hosties aient développé elles-mêmes un champ électrique provoquant la lévitation. Hypothèse émise par le père Jean-Baptiste Rinaudo, docteur ès sciences, maître de conférence à la faculté de médecine de Montpellier : "Si des charges électriques positives sont apparues sur les deux fars internes des hosties, celle du dessus a pu se soulever, étant donné que deux charges du même signe se repoussent. A condition bien sûr que le pain azyme soit électrisables." On a donc frotté des hosties avec un chiffon de laine, avant de les soumettre à un électroscope. Celui-ci n'a pas réagi.
Aucune explication "naturelle" ou technique n'ayant pu être retenue, l'événement a été soigneusement passé sous silence, dans l'intérêt général de la science. Comme l'Eglise, de son côté, avait décrété l'embargo, ce fut la fin de la polémique. Les incroyants étaient contents, et les chrétiens n'allaient pas risquer l'excommunication en engageant leur foi sur ce numéro de voltige eucharistique, auquel le Vatican refusait de décerner le label de miracle.
Je n'ai découvert ces images qu'en 2005. Je venais de publier Clone le Christ ?, et un lecteur m'adressa une copie vidéo de la messe interdite, en me remerciant de ne pas "trahir mes sources". Je tombai des nues. Depuis, la prohibition épiscopale a été largement contournée par les internautes. Pressées de questions sur cette captation télévisée qui, par la grâce de YouTube et Dailymotion, a fait aujourd'hui le tour de la planète, les autorités catholiques consentent tout juste à parler de "prodige".
Le terme est important. L'extrême prudence du Saint-Siège face à ces phénomènes inexpliquées tient à leur nature même : pour l'Eglise, les prodiges ne sont pas forcément d'origine divine. Ils peuvent émaner de désordres psychiques purement humains (psychokinèse, pouvoirs occultes induits par le spiritisme…), voire du diable lui-même. Le nom de "miracle" ne saurait dont être dévoyé. Surtout en l'occurrence. Car ce qui gêne profondément le Vatican, dans la lévitation de cette hostie, c'est qu'elle remet en lumière, sous le feu des projecteurs audiovisuels, l'une des causes du schisme avec les chrétiens orthodoxes.
En effet, c'est lorsque les trois cardinaux ont prononcé les mots "Sanctifie ces offrandes en répandant sur elles Ton Esprit" - et précisément sur le mot esprit  - que l'hostie a sauté en l'air. Et cette coïncidence réveille un point de théologie des plus sensibles. Pour saint Jean Chrysostome, au Ive siècle, c'est "Jésus lui-même, par l'intermédiaire du prêtre, qui opère la consécration au travers des paroles prononcées durant la Cène". L'Eglise catholique romaine a adopté cette définition théologique de la transsubstantiation : le moment précis où le pain et le vin deviennent le corps et le sang du Christ est donc soumis aux paroles : "Ceci est mon corps… ceci est mon sang…" Les Eglises orientales, en revanche, et particulièrement l'Eglise orthodoxe, ont choisi une autre interprétation de la "présence réelle". Celle de saint Jean Damascène (VIIIe siècle), pour qui c'est le Saint-Esprit, et non Jésus, qui est à l'origine du miracle eucharistique : "Tu demandes comment le pain devient Corps du Christ et le vin Sang du Christ ? Moi je te dis : le Saint-Esprit fait irruption et accomplit cela qui surpasse toute parole et toute pensées."
C'est donc bien aux chrétiens orthodoxes que l'hostie volante semble avoir donné raison, ce dimanche 7 novembre, sur France 2. Et, qui plus est, en direct de Lourdes, le sanctuaire qui compte sur terre le plus grand nombre de miracles authentifiés par l'Eglise romaine.
L'autorité pontificale aurait pu profiter de l'occasion pour mettre en oeuvre la grande réconciliation tant attendue avec les chrétiens d'Orient. Cette lévitation télévisée de l'eucharistie, ce prodige rigolo en forme de clin d'oeil, cette "opération du Saint-Esprit" soulignant le double sens du mot spirituel, n'était-ce pas une belle opportunité pour l'Eglise, face à l'Islam, d'oublier ses tensions internes, de retrouver enfin son unité originelle, de "respirer par ses deux poumons", selon la formule de Jean-Paul II ? Le Vatican préféra passer sous silence l'événement, le dénuer de tout sens religieux, occulter son éventuel message oecuménique, et laisser le temps engendrer l'oubli. C'est raté.
Cela dit, le tapage désordonné, en terme de censure, est parfois aussi efficace que le silence. le sensationnel recouvre le signe, et le spectacle étouffe le sens. Ceux qui aujourd'hui visionnent ces images sur le Net continuent de s'étriper dans les blogs à coups de balivernes parareligieuses ("Dieu nous annonce la fin des Temps") ou néomatérialistes ("la lévitation truquée est le résultat d'un petit travail sur Adobe After Effects ou logiciel similaire").
Qu'est devenue l'hostie de la discorde ? L'a-t-on conservée à l'abri dans un reliquaire ou dans un coffre-fort ? A moins qu'elle n'ait subi le sort de sa lointaine devancière, la première hostie volante de l'Histoire qui, dit-on, décolla le 6 juin 1453 à Turin. Contenue dans le ciboire volé par un soldat, elle s'échappa dans les airs lorsque le mulet du voleur trébucha. Mais là, bien sûr, nous n'avons aucune trace vidéo. Juste la conservation inexplicable de cette rondelle de pain azyme, attestée par des documents durant cent trente ans. En 1583, les archives nous révèlent qu'elle fut consommée sur ordre du Saint-Siège, pour "ne pas obliger Dieu à accomplir un miracle perpétuel en la conservant intacte".
Comme quoi l'être humain, dans son infinie bonté, a même pitié de son Créateur.»

 

Didier van Cauwelaert, Dictionnaire de l'impossible

 

 

 

 

 

 
 

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