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01/05/2014

L’opium, la drogue des drogues, c’est comme la foi, comme l’expérience spirituelle, c’est incommunicable…

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

« L’opium ne convient plus aux drogués de notre temps ; il rend lucide, il prédispose à l’ascèse ; il demande du temps, le contraire de ce que recherchent dans les stupéfiants les déracinés de cette fin de siècle : une protection contre leur angoisse et surtout contre la solitude.
 L’opium à fumer allait être relégué au rang des curiosités par deux découvertes : la morphine et l’héroïne.
 La morphine, qui se trouve à un taux élevé dans l’opium, de 7 à 11 % selon la provenance, fut isolée en 1813 par un chimiste allemand sous le nom de "magistère d’opium". Cette extraction ne présente pas de difficultés. Une providence pour les trafiquants ! Il suffit de dissoudre de l’opium brut, de le mêler au chloroforme, de le précipiter à l’ammoniaque pour obtenir un dépôt cristallin, la morphine rose qui titre à 60 %. Raffinée, elle donnera la morphine pure, le chlorhydrate de morphine, une poudre blanche, fine, inodore.  Pendant la guerre de 1870, les chirurgiens allemands utilisèrent la morphine en doses massives pour soigner les blessés, surtout les amputés. Ils furent suivis par leurs confrères français.
 Les premiers drogués à la morphine seront ces anciens combattants qui continuaient à souffrir d’un bras, d’une jambe qui leur manquait, une obsession qu’effaçait le médicament auquel on prêtait alors toutes les qualités. On oubliait ses inconvénients. La mode s’en mêla. Entre 1875 et 1900, les femmes du meilleur monde se réunissaient dans des clubs pour se piquer, au cours de "morphine-parties". Les joailliers vendaient des nécessaires à morphine seringues dorées dans des étuis d’or ou d’argent. Cela dura jusqu’à ce qu’une autre mode la remplace, celle de la cocaïne puis de l’héroïne.
 La morphine est brutale, l’accoutumance rapide, les effets sont désastreux sur l’organisme. Le fonctionnement des glandes à sécrétion interne est perturbé, les centres nerveux et respiratoires sont dérangés, la nervosité devient excessive, la peau se dessèche et se crevasse. Pour les femmes, elle s’accompagne généralement de stérilité.
 Une injection de morphine – quatre centigrammes – équivaut à trente-deux pipes chinoises ou seize pipes européennes. Quatre ou cinq injections sont de règle pour le morphinomane, l’équivalent de cent pipes d’opium.  En 1898, on crut avoir découvert le remède miracle quand un autre chimiste allemand isola un corps nouveau par acétylisation de la morphine, l’héroïne, qui tire son nom de l’allemand Heroïsch, "énergique" ; le remède énergique qui guérissait instantanément les morphinomanes.
 Effectivement, ceux-ci l’abandonnent pour cette nouvelle drogue aux effets plus toxiques, plus prolongés, à l’accoutumance encore plus rapide.
 Bientôt l’héroïne régna sur le monde. Elle continue de nos jours et son trafic rapporte des milliards de dollars à ces gangs internationaux comme la Maffia ou la "French Connection". Certaines ambassades communistes faisant passer l’héroïne par la valise diplomatique transformèrent le produit de sa vente en placards de publicité à la gloire de leurs "géniaux" dictateurs ! Et toute la presse française bénéficia de cette manne… Même le Monde.

 Pour résumer, disons grossièrement qu’un gramme d’opium fumé a un certain effet – le même ingéré, cet effet est multiplié par huit, s’il est injecté par quinze. Sous la forme de morphine par cinquante, d’héroïne par cent.
 L’héroïne déclenche des impulsions violentes qui conviennent à une jeunesse désemparée à la recherche du coup de poing. Prisée ou dissoute dans l’eau puis injectée, elle crée un état de besoin, accompagné d’angoisses respiratoires si violentes que le drogué ne peut les supporter. Pour échapper à cet enfer, il fera n’importe quoi. Il tuera, il volera. L’héroïne vendue par les trafiquants, heureusement mêlée à du lactose, ne contient que de 5 à 10 % de drogue pure, elle coûte cependant des fortunes et crée un terrible état de dépendance.
 J’ai vu au Vietnam l’armée de la toute-puissante Amérique, enfourcher "le cheval blanc", le "White Horse", nom que les G.I.’s donnaient à l’héroïne, et sombrer dans une apathie désastreuse.
 A Khé-San, des positions étaient tenues par des soldats tellement "camés" qu’ils tiraient sur les ombres, aboyaient à la lune mais ne voyaient pas arriver les Vietcongs qui les grenadaient dans leurs trous.
 Une drogue aux effets désastreux, le "Brown sugar", le sucre brun, mélange de caféine et d’héroïne, mise au point en Extrême-Orient et grossièrement raffinée, devait causer encore plus de ravages.
 Ainsi que l’expliqua Chou en-Lai au journaliste égyptien Hekmal, les Chinois, en inondant d’héroïne le Sud-Vietnam et en intoxiquant les G.I’s, prenaient leur revanche sur les Blancs qui leur avaient imposé l’opium. Mais ne vont-ils pas le regretter aujourd’hui quand ces mêmes Blancs sont devenus leurs alliés et les Vietnamiens, passés au service des Soviétiques leurs ennemis ? L’histoire court si vite qu’il est impossible de prévoir ses aléas.

 L’opium ne fait connaître aucun paradis artificiel, son approche est difficile (en dehors de toutes les interdictions légales). Il déçoit toujours la première fois. Mais il apaise, supprime la fatigue, donne à l’écoulement du temps son rythme, aux êtres et aux choses leur vraie mesure.
 Le drame du vrai fumeur, celui qui fume chaque jour une vingtaine de pipes est le manque, le nghien.
 L’opiomane a besoin de sa ration de fumée à heure fixe et s’il repousse ne serait-ce que de quelques minutes le moment où il a l’habitude de s’allonger sur son bat-flanc, il connaîtra bâillements, migraines, transpirations et courbatures.
 S’il cesse complètement de fumer le nghien s’aggravera insomnies, larmoiements, diarrhées, grande lassitude, nervosité, irritation, qui disparaîtront au bout de quelques jours pour peu qu’il s’aide d’aspirine et de tranquillisants.
 Le sage saura se désintoxiquer en diminuant progressivement sa ration, en prenant des gouttes mélangées à de l’alcool ou à une décoction de plantes comme la célèbre tisane chinoise des cent fleurs. Et le nghien restera supportable.
 Mais le fumeur gardera le reste de sa vie la nostalgie de la drogue et de ses rites.
 Lorsqu’un jour l’occasion se présentera, qu’il pourra retrouver le bat-flanc, le plateau, la pipe et surtout la lumière dorée de la lampe, il connaîtra dès les premières bouffées les sensations, encore renforcées, et la chute n’en sera que plus délicieuse.  Et il s’apercevra qu’il aura vécu deux mois ou dix ans dans l’attente de ce moment.
 Le vrai nghien vient de l’esprit, d’où le danger. Nguyen Tê Duc écrit : "Pour jouir (de l’opium) continuellement et sans excès, il convient que le fumeur soit raisonnable… qu’il ne dépasse jamais, par curiosité, la limite maximale de la première satiété et même de la simple satisfaction ; il faut qu’il ait appris à fumer en Asie et chez les Asiatiques ; il faut qu’il choisisse un opium loyal et franc et de provenance connue… il faut qu’il ne fume jamais à jeun ni plusieurs fois par jour… il faut qu’il ne se laisse jamais aller à fumer du dross. Il faut tant de choses en réalité pour être sage en fumant que l’on conçoit bien vite que la meilleure manière d’être sage est de ne point fumer."
Les médecins ayant une certaine connaissance de la drogue admettent qu’un opiomane peut atteindre un âge élevé, en menant une activité sociale ou professionnelle normale, à condition qu’elle n’exige de lui ni présence régulière, ni effort physique trop grand et surtout qu’il n’en abuse pas.

 On a dit que l’opium rendait impuissant. Sur ce sujet les avis sont très partagés.
"Comme toutes les autres actions, plus même que les autres actions, l’action amoureuse et tous les hors-d’oeuvre plus ou moins délicats qui la précèdent répugnent à l’adepte de la drogue. En pensée, en parole et en acte, il n’est personne plus chaste qu’un fumeur satisfait." (Nguyen Tê Duc.)
"Bref, il n’existe pas de maîtresse plus exigeante que la drogue qui pousse la jalousie jusqu’à émasculer le fumeur." (Jean Cocteau)
 Pour être plus précis, il semblerait que l’opium, pris à petites doses, prolonge l’érection chez l’homme, lui permet dans le plaisir une recherche plus savante, mais que l’abus ou l’habitude le désintéresse de ce genre de divertissement. Le contraire se produirait chez la femme. Encore est-ce affaire de tempérament.
"Le soir de la victoire du prince Eugène contre l’armée du sultan Mustapha II, près de la ville de Laevens, des détrousseurs de cadavres envahirent le champ de bataille. Les Turcs dépouillés de leurs vêtements parurent tous atteints de priapisme, érection post mortem que Sachs attribue à l’opium dont ces Turcs prenaient de fortes doses avant le combat pour se donner du courage." (Ephémérides des curieux d’Allemagne, de Sachs.)
"Les Chinois usent pour s’encourager à l’acte vénérien du suc du pavot qui leur donne une ardeur si curieuse dans le combat amoureux que les concubines ne peuvent soutenir leurs embrassements et sont obligées de quitter la partie." (Histoire des drogues)

 Quant aux femmes Méo, leur point de vue à ce sujet est bien connu. Jamais une jeune fille n’épousera un opiomane pour deux raisons : il ne travaille pas au ray [parcelle de terre à cultiver] et il ne vaut rien au lit.
"L’opium dont on a parlé, dont on parle, est une drogue très mal connue, autant dire pas connue du tout. Pour en dire quelque chose, il faut le connaître et pour en écrire il faut un certain talent, tant il est nuancé, cet opium. Il faut aussi avoir le courage d’être honnête. Tous ceux qui parmi les écrivains (trois ou quatre exceptés) en ont parlé ont truqué quand ils le connaissaient pour ne pas être soupçonnés de le connaître. Les autres ont inventé. Peut-être aussi certains n’ont-ils pas voulu trahir le mystère de leur initiation. De toute manière, on n’explique jamais rien. L’opium, la drogue des drogues, c’est comme la foi, comme l’expérience spirituelle, c’est incommunicable… Comme ils sont bêtes, comme ils sont impuissants ceux qui accusent l’opium d’abrutir le monde sous prétexte que le fumeur ne fait rien d’autre que fumer. Fichez-lui donc la paix au fumeur. Ce n’est pas un asocial ou un antisocial, c’est vous qui l’êtes en l’empêchant de fumer…"
Les Hmong pensaient comme Max Olivier-Lacamp. Comment pouvaient-ils comprendre que le ya-ying, la bonne drogue, qui guérissait la maladie, la tristesse, qui faisait oublier la vieillesse à l’heure où les filles, la guerre et la chasse sont interdites, qui rendait douce même la mort, soit soudain devenue entre les mains des trafiquants et des chimistes une arme perfide dans l’arsenal de la guerre totale ?
 Aussi n’allons-nous pas faire procès aux Méo de cultiver, de préparer, d’user et de vendre l’opium (jamais de le raffiner pour le transformer en héroïne), et justifier ainsi leur disparition comme le font les communistes, grands bradeurs d’idéologie, cet opium du peuple. Dans les zones qu’ils contrôlent, ils poussent à la culture du pavot, et n’hésitent pas à le transformer en héroïne, afin de se procurer des devises pour acheter des armes, des complicités et détruire par ce poison les peuples qu’ils espèrent conquérir. »

Jean Lartéguy, La fabuleuse aventure du peuple de l'opium

 

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