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02/05/2014

La Guerre

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

« La vie est une lutte ; la guerre est la fonction la plus ordinaire de l’être vivant. On réserve ordinairement ce nom de guerre à la lutte entre nations voisines et rivales ; mais il y a aussi les guerres civiles et les guerres latentes qui, divisant les habitants d’une même nation, créent entre eux des haines individuelles sous lesquelles la nation succomberait fatalement, si la menace d’un envahissement étranger ne réunissait de temps en temps, en un faisceau unique, toutes ces activités antagonistes.

Une fois les nations constituées, avec leur patrimoine géographique limité, des rivalités, des jalousies s’élèvent naturellement entre les nations voisines comme elles naissent entre individus voisins. Il y a des haines collectives à côté des haines individuelles, et cela résulte de la nature même du phénomène vital. Imbus des idées métaphysiques qui, nous le verrons bientôt, découlent fatalement, en vertu de la loi d’habitude, de l’existence prolongée d’associations humaines ou animales, quelques doux rêveurs ont souhaité la fraternité universelle, et, devant l’écroulement de leur rêve, ils ont accusé la nature humaine; ils ont eu tort : c’est la vie même qu’il fallait accuser; il est regrettable que la vie, quand elle se prolonge dans des sociétés constituées, fasse naître forcément, dans les mentalités des êtres vivants, des notions sentimentales incompatibles avec la prolongation de la vie; nous étudierons tout à l’heure la genèse de ces notions qui mènent le monde.

L’histoire nous apprend que les nations, qu’elles fussent limitées à un canton ou qu’elles couvrissent un vaste territoire, ont été très fréquemment en guerre avec les nations voisines. Les périodes de paix sont des périodes anormales, pendant lesquelles les voisins se mesurent des yeux, chacun d’eux attendant un affaiblissement de l’autre pour l’attaquer. Quand deux peuples voisins ne se battent pas, cela prouve, non pas qu’ils s’aiment, mais bien qu’aucun ne sent assez fort pour être sûr de triompher dans la lutte. Il se peut cependant que deux peuples voisins vivent en paix quoique d’inégale force, parce qu’ils redoutent l’un et l’autre un ennemi commun contre lequel ils contractent une alliance; et cela dure jusqu’au moment où, n’ayant plus peur de ce troisième larron, parce qu’il est occupé ailleurs, les deux alliés de jadis se battent entre eux; et le plus grand mange le plus petit.

Les philosophes, amis de la paix universelle, déplorent cette ardeur belliqueuse qui pousse les peuples l’un contre l’autre ; ils rêvent d’une fédération du monde, oubliant que la vie est une lutte; ils se basent, pour concevoir ces chimériques espérances, sur les sentiments de fraternité qui sont répandus parmi les meilleurs des hommes. Mais ils ne se souviennent pas, dans leur généreuse utopie, de l’origine même de ces sentiments de fraternité. C’est la guerre seule qui les a fait naître; c’est l’union contre l’ennemi commun qui a transformé en associés provisoires des individus que leur intérêt divise; c’est l’ennemi commun de la famille qui a fait naître la fraternité entre frères; c’est l’ennemi commun de la nation qui a fait naître la fraternité entre concitoyens. Nous verrons, au chapitre suivant, par quel phénomène biologique nécessaire cette fraternité provisoire a pris le caractère d’une notion absolue "persistant après la disparition de la cause qui l’avait fait naître". Bien plus, cette fraternité dont l’origine se conçoit sans peine entre frères ou entre concitoyens, on l’a étendue fatalement, du moment qu’elle a pris un caractère absolu, de manière à l’appliquer à l’humanité tout entière, ce qui, comme je l’ai fait remarquer plus haut, ne rime plus à rien. Si vous prenez tous les hommes ensemble, à partir du moment où, ayant conquis le monde sur les autres espèces animales, ils se sont multipliés suffisamment pour commencer à se sentir à l’étroit sur le patrimoine limité de notre planète, vous ne pourrez plus trouver en eux que des concurrents, et non des associés; n’ayant pas d’ennemi commun en dehors d’eux, ils sont forcés de se battre entre eux, et les plus forts mangent les plus petits.

Et cependant, le sentiment de fraternité existe ; nous avons même l’habitude de considérer que ceux qui l’ont au plus haut point sont les meilleurs d’entre nous.

Puisqu’il existe, nous devons en tenir compte.

Quand un sentiment a pris un caractère absolu, son domaine ne saurait plus se limiter; la fraternité a franchi les limites de l’espèce et s’est étendue aux animaux domestiques. On se révolte de la brutalité des charretiers qui manquent d’humanité envers leurs chevaux. Chez les âmes bien sensibles, le sentiment de fraternité s’étendra sans doute jusqu’aux animaux sauvages et même jusqu’aux pires ennemis du genre humain tout entier. Et quand on en sera là, les nécessités de la vie détermineront un mouvement de réaction qui nous rejettera dans la barbarie ! »

Félix Le Dantec, L'Égoïsme, seule base de toute société

 

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