Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

03/05/2014

Il y a eu sur le globe un petit coin de terre qui s'appelait la Grèce

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

« Prétendre se passer de l'étude des antiques et des classiques, ou c'est folie, ou c'est paresse. Oui, l'art anti-classique, si tant est que ce soit un art, n'est qu'un art de paresseux. C'est la doctrine de ceux qui veulent produire sans avoir travaillé, savoir sans avoir appris; c'est un art sans foi comme sans discipline, s'aventurant privé de lumière dans les ténèbres, et demandant au seul hasard de le conduire là où l'on ne peut avancer qu'à force de courage, d'expérience et de réflexion.

Il faut copier la nature toujours et apprendre à la bien voir. C'est pour cela qu'il est nécessaire d'étudier les antiques et les maîtres, non pour les imiter, mais, encore une fois, pour apprendre à voir.

Croyez-vous que je vous envoie au Louvre pour y trouver ce qu'on est convenu d'appeler « le beau idéal », quelque chose d'autre que ce qui est dans la nature? Ce sont de pareilles sottises qui, aux mauvaises époques, ont amené la décadence de l'art. Je vous envoie là parce que vous .apprendrez des antiques à voir la nature; parce qu'ils sont eux-mêmes la nature : aussi il faut vivre d'eux, il faut en manger. De même pour les peintures des grands siècles. Croyez-vous qu'en vous ordonnant de les copier, je veuille faire de vous des copistes? Non, je veux que vous preniez le suc de la plante.

Adressez-vous donc aux maîtres, parlez-leur ; ils vous répondront, car ils sont encore vivants. Ce sont eux qui vous instruiront, moi je ne suis que leur répétiteur.

Celui qui ne voudra mettre à contribution aucun autre esprit que le sien même se trouvera bientôt réduit à la plus misérable de toutes les imitations, c'est-à-dire à celle de ses propres ouvrages.

Il n'y a point de scrupule à copier les anciens. Leurs productions sont un trésor commun où chacun peut prendre ce qui lui plaît. Elles nous deviennent propres, quand nous savons nous en servir : Raphaël, en imitant sans cesse, fut toujours lui-même.

Qu'on ne me parle plus de cette maxime absurde: "Il faut du nouveau, il faut suivre son siècle ; tout change, tout est changé". Sophismes que tout cela ! Est-ce que la nature change, est-ce que la lumière et l'air changent, est-ce que les passions du cœur humain ont changé depuis Homère ? Il faut suivre son siècle : mais si mon siècle a tort ? Parce que mon voisin fait le mal, je suis donc tenu de le faire aussi ? Parce que la vertu, aussi bien que la beauté, peut être méconnue par vous, il faut que je la méconnaisse à mon tour, il faut que je vous imite ?

Il y a eu sur le globe un petit coin de terre qui s'appelait la Grèce, où, sous le plus beau ciel, chez des habitants doués d'une organisation intellectuelle unique, les lettres et les beaux-arts ont répandu sur les choses de la nature comme une seconde lumière pour tous les peuples et pour toutes les générations à venir. Homère a le premier débrouillé, par la poésie, les beautés naturelles, comme Dieu a organisé la vie en la démêlant du chaos. Il a pour jamais instruit le genre humain, il a mis le beau en préceptes et en exemples immortels. Tous les grands hommes de la Grèce, poètes, tragiques, historiens, artistes de tous les genres, peintres, sculpteurs, architectes, tous sont nés de lui: et, tant que la civilisation grecque a duré, tant que Rome, après elle, a régné sur le monde, on a continué de mettre en pratique les mêmes principes une fois trouvés. Plus tard, aux grandes époques modernes, les hommes de génie ont refait ce qu'on avait fait avant eux. Homère et Phidias, Raphaël et Poussin, Glück et Mozart ont dit en réalité les mêmes choses.

Erreur donc, erreur que de croire qu'il n'y a de santé pour l'art que dans l'indépendance absolue; que les dispositions naturelles courent le risque d'être étouffées par la discipline des anciens ; que les doctrines classiques gênent ou arrêtent l'essor de l'intelligence. Elles en favorisent au contraire le développement, elles en rassurent les forces, et en fécondent les aspirations ; elles sont une aide et non une entrave. D'ailleurs il- n'y a pas deux arts, il n'y en a qu'un : c'est celui qui est fondé sur l'imitation de la nature, de la beauté immuable, infaillible, éternelle. Qu'est-ce que vous voulez dire, qu'est-ce que vous venez me prêcher avec vos plaidoyers en faveur du «neuf » ? En dehors de la nature il n'y a pas de neuf, il n'y a que du baroque ; en dehors de l'art tel que l'ont compris et pratiqué les anciens, il n'y a, il ne peut y avoir que caprice et divagation. Croyons ce qu'ils ont cru, c'est à dire la vérité, la vérité qui est de tous les temps. Traduisons-la autrement qu'eux, si nous pouvons, dans l'expression, mais sachons comme eux la reconnaître, l'honorer, l'adorer en esprit et en principe, et laissons crier ceux qui nous jettent comme une insulte la qualification "d'arriérés".

Ils veulent de la nouveauté! Ils veulent, comme ils disent, le progrès dans la variété, et pour nous démentir, nous qui recommandons la stricte imitation de l'antique et des maîtres, ils nous opposent la marche des sciences dans notre siècle. Mais les conditions de celles-ci sont tout autres que les conditions de l'art. Le domaine des sciences s'agrandit par l'effet du temps; les découvertes qui s'y font sont dues à l'observation plus patiente de certains phénomènes, au perfectionnement de certains instruments, quelquefois même au hasard. Qu'est-ce que le hasard peut nous révéler dans le domaine de l'imitation des formes? Est-ce qu'une partie du dessin reste à découvrir? Est-ce que, à force de patience ou avec de meilleures lunettes; nous apercevrons dans la nature des contours nouveaux, une nouvelle couleur, un nouveau modelé ? Il n'y a rien d'essentiel à trouver dans l'art après Phidias, et après Raphaël ; mais il y a toujours à faire, même après eux, pour maintenir le culte du vrai et pour perpétuer là tradition du beau. »

Jean-Auguste-Dominique Ingres, cité par Henri Delaborde dans son livre Ingres, sa vie, ses travaux, sa doctrine

 

23:18 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

Les commentaires sont fermés.