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29/05/2014

Qu’est-ce que le tourment d’une âme peut avoir affaire avec le communisme ?

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

« Dostoïevski était un paysan, Tolstoï un homme de la société grand-citadine. L’un n’a jamais pu s’affranchir intérieurement du paysage, l’autre, en dépit de ses efforts désespérés, ne l’a jamais trouvé.
Tolstoï est la Russie passée, Dostoïevski la Russie future. Tolstoï est lié de toute son âme à l’Occident. Il est le grand avocat du pétrinisme [Pierre le Grand], même quand il le nie. Sa négation est toujours une négation occidentale. La guillotine aussi était fille légitime de Versailles. Sa haine puissante accuse l’Europe dont lui-même ne peut se délivrer. Il la hait en soi, il se hait. Il devient ainsi le père du bolchévisme. Toute l’impuissance de cet esprit et de sa "révolution" de 1917 parle dans ces scènes posthumes : "La lumière luit dans les ténèbres". Cette haine est inconnue de Dostoïevski. Il a embrassé tout l’ensemble tout l’essentiel avec un amour également passionné. "J’ai deux patries : la Russie et l’Europe". Pour lui, tout cela n’avait déjà plus aucune réalité : ni le pétrinisme, ni la révolution. De son avenir, comme d’un lointain immense, son coup d’œil les dépasse. Son âme est apocalyptique, nostalgique, désespérée, mais sûre de cet avenir. "Je vais partir en Europe", dit Ivan Karamazov à son frère Aliocha, "je sais qu’elle n’est qu’un cimetière, mais je sais aussi que c’est un cimetière très cher, le plus cher de tous. De chers morts y sont enterrés, chaque pierre de leur tombe parle d’une vie passée si ardente, d’une foi si passionnée dans les actes qu’ils ont accomplis, dans leur propre vérité dans leur propre lutte et leur propre connaissance, que moi, qui le sais d’avance, je me prosternerai à terre pour embrasser ces pierres et pleurer sur elles".
Tolstoï est de part en part une grande intelligence, "éclairé" et "sociable". Tout ce qu’il voit autour de lui prend la forme tardive, cosmopolite et occidentale d’un problème. Dostoïevski ne sait pas du tout ce qui est un problème. Celui-là est un évènement au sein de la civilisation européenne. Il occupe le milieu entre Pierre le Grand et le bolchévisme. Ce n’est pas une apocalypse, mais une opposition spirituelle. La haine que voue Tolstoï à la propriété est d’ordre économique, sa haine de la société ne sort pas de l’éthique sociale, sa haine de l’Etat est une théorie politique. De là sa forte influence sur l’Occident. Il appartient en quelque manière à la lignée de Marx, d’Ibsen et de Zola. Ses œuvres ne sont pas des évangiles, mais de la littérature spirituelle tardive. Dostoïevski n’appartient à personne, sinon à la lignée des apôtres du christianisme primitif. Ses "Démons" sont accusés de conservatisme par l’intelligence russe. Mais Dostoïevski ne voit pas du tout ces conflits. Pour lui n’existe aucune différence entre la conservation et la révolution : toutes deux sont occidentales. Une âme de cette trempe est indifférente à tout ce qui est social. Les choses de ce monde lui semblent si insignifiantes qu’il n’attache aucune valeur à leur amélioration. Aucune religion authentique ne veut réformer le monde des faits. Dostoïevski, comme tous les Russes primitifs, ne le remarque pas du tout ; ils vivent dans un autre monde, dans un monde métaphysique situé au-delà du premier. Qu’est-ce que le tourment d’une âme peut avoir affaire avec le communisme ?


Une religion parvenue aux problèmes sociaux a déjà cessé d’être une religion. Mais Dostoïevski vit déjà dans la réalité d’une création religieuse imminente et immédiate. Son Aliocha échappe à l’intelligence de toute critique littéraire, même russe ; son Christ, qu’il na pas cessé de vouloir écrire, serait devenu un évangile authentique, comme ceux du premier christianisme, qui sont tous en dehors de toutes formes littéraires antique ou judaïques ; mais Tolstoï est un maître du roman occidental – aucun autre n’atteindra, même de loin, son Anna Karanénine – tout comme il est lui-même, dans sa blouse de paysan, un homme de la société.


Le commencement et la fin se rencontrent ici tous les deux. Dostoïevski est un saint, Tolstoï n’est qu’un révolutionnaire. C’est de lui seul, successeur authentique de Pierre, que sort le bolchévisme : il n’est pas contraire, mais la conséquence dernière du pétrinisme, l’avilissement extrême du métaphysique par le social, donc une simple forme nouvelle de pseudomorphose. Si la fondation de Pétersbourg a été le premier acte de l’Antéchrist, l’autodestruction de la société formée par Pétersbourg en est le second : tel doit être le sentiment intérieur de la paysannerie. Car les Bolchéviques ne sont pas le peuple, ni même une partie du peuple. Ils sont la couche la plus profonde de la "société", étrangers, occidentaux comme elle, mais non reconnus par elle et par conséquent remplis de la haine de l’inférieur. Tout cela est de la grande ville civilisée : politique sociale, progrès, intelligence, toute la littérature russe, d’abord romantique, puis économique, s’enthousiasme pour la liberté et les réformes. Car tous ses "lecteurs" appartiennent à la "société".


Le vrai Russe est un disciple de Dostoïevski, bien qu’il ne lise pas, bien que et parce qu’il ne sait même pas lire. Il est lui-même un fragment de Dostoïevski. Si les Bolchéviques qui voient dans le Christ un camarade, un simple révolutionnaire social, n’avaient pas l’esprit si étroit, ils auraient reconnu en Dostoïevski leur véritable ennemi. Ce qui a donné son poids à la révolution bolchévique, ce n’est pas la haine de l’intelligence. C’est le peuple qui, sans haine, par le seul instinct curatif de la maladie détruisit le monde occidental pétersbourgeois par son rebut pour le lui envoyer ensuite ; c’est le peuple rural qui aspire à sa propre forme vivante, à sa propre religion, à sa propre histoire future. Le christianisme de Tolstoï était un malentendu. Il parlait du Christ et songeait à Marx. Au christianisme de Dostoïevski appartient le prochain millénaire.


C’est la grande différence entre Tolstoï et Dostoïevski. Tolstoï, citadin et occidental, n’a vu en Jésus qu’un moraliste social et, comme tout l’Occident civilisé qui ne peut que distribuer, non renoncer, il a réduit le christianisme primitif au rang d’un mouvement social révolutionnaire, et d’ailleurs par défaut de force métaphysique. Dostoïevski qui était pauvre, et en de certaines heures presque un saint, n’a jamais pensé aux réformes sociales ; – qu’aurait gagné l’âme à un abolissement de la propriété ? »

Oswald Spengler, Le Déclin de l'Occident - Tome II

 

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