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01/07/2014

Il s'agit de se relier à l'indépassable et non au "dépassé"

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

« En premier lieu, le paganisme n'est pas un "retour au passé". Il ne consiste pas à en appeler "d'un passé contre un autre passé", contrairement à ce qu'a pu écrire avec légèreté Alain-Gérard Slama (Lire, avril 1980). Il ne manifeste pas le désir d'en revenir à un quelconque "paradis perdu" (thème plutôt judéo-chrétien), et moins encore, contrairement à ce qu'affirme gratuitement Catherine Chalier (Les nouveaux cahiers, été 1979), à une "origine pure".

A une époque où l'on ne cesse de parler d' "enracinement" et de "mémoire collective", le reproche de "passéisme" tombe d'ailleurs de lui-même. Tout homme naît d'abord comme héritier ; il n'y a pas d'identité des individus ou des peuples sans prise en compte par les intéressés de ce qui les a produits, de la source d'où ils proviennent. De même qu'il y avait hier spectacle grotesque à voir dénoncer les "idoles païennes" par des missionnaires chrétiens adorateurs de leurs propres gris-gris, il y a aujourd'hui quelque comique à voir dénoncer le "passé" (européen) par ceux qui ne cessent de vanter la continuité judéo-chrétienne et de nous renvoyer à l'exemple "toujours actuel" d'Abraham, Jacob, Isaac et autres Bédouins proto-historiques.

Il faut s'entendre d'autre par, sur ce que signifie le mot "passé". Nous refusons d'emblée la problématique judéo-chrétienne qui fait du passé, un point définitivement dépassé sur une ligne qui mènerait nécessairement l'humanité du jardin d'Eden aux temps messianiques. Nous ne croyons pas qu'il y ait un sens de l'histoire. Le passé est pour nous une dimension, une perspective, donnée dans toute actualité. Il n'y a d'évènements "passés" que pour autant qu'ils s'inscrivent comme tels dans le présent. La perspective ouverte par la représentation que nous nous faisons de ces évènements "transforme" notre présent exactement de la même façon que le sens que nous leur donnons en nous les re-représentant contribue à leur propre "transformation". Le "passé" participe donc nécessairement de cette caractéristique de la conscience humaine qu'est la temporalité, laquelle n'est ni la "quantité de temps" mesurable dont parle le langage courant (la temporalité est au contraire qualitative) ni la durée évoquée par Bergson, qui appartient à la nature non humaine – la temporalité, elle, n'appartient qu'à l'homme. La vie comme "souci" (Sorge) est ex-tensive de soi-même, comme le dit Heidegger. L'homme n'est que projet. Sa conscience elle-même est projet. Exister, c'est ex-sistere, se pro-jeter. C'est cette mobilité spécifique de l'ex-tensivité que Heidegger appelle l' "hitorial" (Geschehen) de l'existence humaine – un historial qui marque la "structure absolument propre de l'existence humaine qui, réalité transcendante et réalité révélante, rend possible l'historicité d'un monde". L'historicité de l'homme tient au fait que, pour lui, "passé", "présent" et "futur" sont associés dans toute actualité, constituant trois dimensions qui se fécondent et se transforment mutuellement. Dans cette perspective, le reproche – typiquement judéo-chrétien – de "passéisme" est entièrement dépourvu de sens.

Il ne peut en effet y avoir de "passéisme" que dans une optique historique monolinéaire, dans une histoire où précisément, ce qui est "passé" ne peut plus revenir. Mais ce n'est pas dans cette optique que nous nous situons. Nous croyons à l'Eternel retour. En 1797, Hölderlin écrit à Hebel : "Il n'y a pas d'anéantissement, donc la jeunesse du monde doit renaître de notre décomposition". En fait, il ne s'agit pas de "retourner" au passé, mais de s'y rattacher – et aussi, par le fait même, dans une conception sphérique de l'histoire, de se relier à l'éternel, de le faire refluer, consonner la vie, de se défaire de la tyrannie du logos, de la terrible tyrannie de la Loi, pour se remettre à l'école du mythos et de la vie. Dans la Grèce antique observe Jean-Pierre Vernant, "l'effort de se tout rappeler a pour fonction première, non pas de construire le passé individuel d'un homme-qui-se-souvient, de construire son temps individuel, mais, au contraire, de lui permettre de s'échapper du temps" (entretien paru dans Le Nouvel Observateur, 5 mai 1980). Il s'agit, de la même façon, de se référer à la "mémoire" du paganisme, non d'une façon chronologique, pour en revenir à l' "antérieur", mais d'une façon mythologique, pour rechercher ce qui, au travers du temps, dépasse le temps et nous parle encore aujourd'hui. Il s'agit de se relier à l'indépassable et non au "dépassé".

Les termes de "début" et de "fin" n'ont plus alors le sens que leur donne la problématique judéo-chrétienne. Dans la perspective païenne, le passé est toujours avenir (à venir). Herkunft aber bleibet stets Zukunft, écrit Heidegger : "Ce qui est à l'origine demeure toujours un à-venir, demeure constamment sous l'emprise de ce qui est à venir."

Dans son Introduction à la métaphysique (Gallimard, 1967), Heidegger examine précisément la question du "passé". Un peuple, dit-il, ne peut triompher de l' "obscurcissement du monde" et de la décadence, qu'à la condition de vouloir en permanence un destin. Or, il "ne se fera un destin que si d'abord il crée en lui-même une résonance, une possibilité de résonance pour ce destin, et s'il comprend sa tradition d'une façon créatrice. Tout cela implique que ce peuple, en tant que peuple proventuel, s'ex-pose lui-même dans le domaine originaire où règne l'être, et par là y ex-pose la pro-venance de l'Occident, à partir du centre de son pro-venir futur". Il faut, en d'autres termes, "re-quérir le commencement de notre être-là spirituel en tant que proventuel, pour le transformer en un autre commencement". Et Heidegger ajoute : "Pour qu'un commencement se répète, il ne s'agit pas de se reporter en arrière jusqu'à lui comme quelque chose de passé, qui maintenant soit connu et qu'il n'y ait qu'à imiter, mais il faut que le commencement soit recommencé plus originairement, et cela avec tout ce qu'un véritable commencement comporte de déconcertant, d'obscur et de mal assuré." En effet, "le commencement est là. Il n'est pas derrière nous comme ce qui a été il y a longtemps, mais il se tient devant nous. Le commencement a fait irruption dans notre avenir. Il chasse au loin sa grandeur qu'il nous faut rejoindre".

Il n'y a donc pas retour, mais bien recours au paganisme. Ou, si l'on préfère, il n'y a pas retour au paganisme, mais retour du paganisme vers ce que Heidegger, dans cette page d'une importance lumineuse, appelle un "autre commencement". "On ne peut rien pour ou contre sa généalogie, et il vient toujours un moment où chacun doit comprendre sans reprendre, éclairer sans renier, pour choisir ensuite, seul, ce qui le rattache ou l'éloigne de ses origines", écrit Blandine Barret-Kriegel, qui, elle, s'affirme "judéo-chrétienne" (Le Matin, 10 septembre 1980). Elle ajoute : "Lorsque les entreprises des générations précédentes échouent, le mouvement naturel est de repartir en deçà de la bifurcation, de distendre la durée, d'élargir l'espace" (ibid.). C'est très exactement de cela qu'il s'agit : repartir "en deçà de la bifurcation" pour un autre commencement. Mais un tel projet apparaîtra sans doute comme "blasphématoire" aux yeux de beaucoup. En hébreu, le mot "commencement" a aussi le sens de "profanation" : commencer, nous aurons l'occasion de le voir, c'est rivaliser avec Dieu. C'est si vrai que le passage de la Genèse où il est dit qu'Enosh, fils de Seth, "fut le premier à invoquer le nom de Iahvé" (4, 26) est interprété dans la théologie du judaïsme comme signifiant, non le début du monothéisme, mais le début du paganisme ("Alors on commença. Ce verbe signifie profaner. On commença à donner aux hommes et aux statues le nom du Saint-Béni-Soit-Il et à appeler dieux les idoles", commentaire de Rachi sur Gen. 4, 26). Depuis Siméon Bar Yo'haï jusqu'à nos jours, la culture païenne n'a d'ailleurs cessé de faire l'objet de critiques et de mises en accusation. Ce seul fait, s'il en était besoin, suffirait à montrer combien un certain "passé" reste présent aux yeux mêmes de ceux qui le dénoncent. "Ce n'est pas un hasard, à écrit Gabriel Matzneff, si notre vingtième siècle, fanatique, haineux, doctrinaire, ne perd pas une occasion de donner une image calomniatrice et caricaturale des anciens Romains : d'instinct, il déteste ce qui lui est supérieur" (Le Monde, 26 avril 1980).

Aux XV ème et XVI ème siècles la Renaissance fut bel et bien une re-naissance. "Il s'agisssait, dira Renan, de voir l'Antiquité face à face." Ce ne fut pourtant pas un retour en arrière, une simple résurgence du "passé", mais au contraire le point de départ d'une nouvelle aventure de l'esprit, d'une nouvelle aventure de l'âme faustienne désormais triomphante parce qu'enfin éveillée à elle-même. Aujourd'hui, le "néo-paganisme" n'est pas non plus une régression. Il est au contraire le choix délibéré d'un avenir plus authentique, plus harmonieux, plus puissant – un choix qui projette dans le futur, pour des créations nouvelles, l'éternel dont nous pro-venons. »

Alain de Benoist, Comment peut-on être païen ?

 

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