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24/01/2015

Ressembler à des torches

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

« — Et vous, maintenant qu’il fait nuit et que ça arrange les choses du côté de la honte, comment êtes-vous avec Dieu ?

Cher petit Saint-Anne ! Je n’avais pas besoin de me cacher dans la nuit… Les autres répétaient que les puissants de la terre ne formaient qu’une famille, en ce sens je ne pouvais renier Dieu. À mon sens, Jésus-Christ était un coupable jeune homme. Il avait donné aux hommes l’envie de ressembler à des torches. Je préférais les stupides Romains, admirateurs des colonnes, des tombeaux, des murailles et, en général, de tout ce qui sentaient le plâtre ; ils étaient propres, discrets, peut-être un peu chauves sur le chapitre des sentiments. Aujourd’hui, les torches étaient des boites d’allumettes, on brûlait un petit sentiment pour une femme, un autre pour un tableau, ainsi en avait-on pour un long temps et, d’ailleurs, c’était de mauvaises allumettes, la plupart ne prenaient pas feu. De toute façon, ces pensées ne valaient rien, je répondais en persiflant (mais sans gaité, je le jure bien), je répondais que Dieu et le capitaine de Forjac s’ignoraient. Saint-Anne me demandait avec indignation comment je pouvais parler de la sorte ? Un officier qui a tant d’idéal...

Je prenais l’injure en plein visage, sans penser à me défendre, puisque aussi bien je la méritais. Oui, un certain mélange de drapeaux dans le soleil couchant, de proclamations à haute voix, de troupes alignées, de machines furieuses puis apaisées, tout cela formait depuis longtemps sous mon regard une sorte d’horizon qu’il fallait bien appeler l’idéal militaire. Mais je ne me dissimulais pas que cet idéal n’était qu’une sorte de cold-cream dont je me barbouillais l’intérieur de la tête pour éviter des ennuis différents. J’étais donc sincère en défendant la discipline, l’ordre, la vaillance, pareil à celui qui est sujet aux bronchites et trace l’apologie du cache-nez. Pourquoi le nier ? L’armée était le refuge de tous les sentimentaux qui, lassés du monde (le monde si difficile), retournaient vers leur enfance, se mettaient en rang.

Sans quoi les hommes se ressemblaient tous, il était inutile de les regarder comme s’ils se promenaient sur un écran de cinéma. Seuls quelques étourdis se trompaient et sortaient de la vie en se jetant par la fenêtre au lieu de passer par la porte. Ceux-là, on les décorait du nom de héros et, plus tard, on faisait danser leur sacrifice devant les yeux des petits garçons éblouis, afin qu’ils se préparent pour leur vingt ans à la même destinée ; mais les petits garçons, devenus grands, vendaient plutôt des frigidaires. »

Roger Nimier, Le Hussard Bleu

 

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