24/01/2015
Le bien se définissant comme l’unification des choses dans un monde totalisé
=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=
« Toute "transparence" pose immédiatement la question de son contraire, le secret. C’est une alternative qui ne rélève en rien de la morale, du bien et du mal : il y a du secret et du profane, ce qui est une autre répartition des choses. Certaines choses ne seront jamais données à voir, se partagent dans le secret selon un type d’échange différent de celui qui passe par le visible. Lorsque tout tend à passer du côté du visible, comme c’est le cas dans notre univers, que deviennent les choses jadis secrètes ? Elles deviennent occultes, clandestines, maléfiques : ce qui était simplement secret, c’est-à-dire donné à s’échanger dans le secret, devient le mal et doit être aboli, exterminé. Mais on ne peut pas les détruire : d’une certaine façon, le secret est indestructible. Il va alors se diaboliser et passer au travers des instruments mêmes employés pour l’éliminer. Son énergie est celle du mal, l’énergie qui vient de la non-unification des choses - le bien se définissant comme l’unification des choses dans un monde totalisé.
Des lors, tout ce qui repose sur la dualité, sur la dissociation des choses, sur la négativité, sur la mort, est tenu pour le mal. Notre société s’emploie donc à faire que tout aille bien, qu’à chaque besoin réponde une technologie. Toute la technologie est du côté du bien en ce sens là, c’est à dire de l’accomplissement du désir général, dans un état de chose unifié. Nous sommes aujourd’hui dans un système que je dirais en “anneau de Moebius”. Si nous étions dans un système de face à face, de confrontation, les stratégies pourraient être claires, fondées sur une linéarité des causes et des effets. Qu’on utilise le mal ou le bien, c’est en fonction d’un projet, et le machiavélisme n’est pas en dehors de la rationalité. Mais nous sommes dans un univers complètement aléatoire où les causes et les effets se superposent, selon ce modèle de l’anneau de Moebius, et nul ne peut savoir où vont s’arrêter les effets des effets.
Un exemple d’effet pervers se voit dans la lutte contre la corruption qui règne dans les affaires ou dans le financement des partis politiques. Il est évident qu’elle doit être dénoncée. Et les juges le font. Et on se dit qu’il y a là une purification, au bon sens du terme. Mais la purification a elle aussi nécessairement des effets seconds. L’affaire Clinton est du même ordre. Et parvenant à dénoncer une perversion judiciaire confinant au parjure, le juge contribue à construire l’image d’une Amérique "propre". Donc bénéficiant, pour exploiter - fut-ce démocratiquement - le reste du monde, d’une puissance morale accrue.
Ce n’est que de manière superficielle qu’on peut lire l’action des juges homme conflictuellement opposée à la classe politique. D’une certaine façon, ils sont au contraire les régénérateurs de sa légitimité - alors même que le problème de sa corruption est loin d’être résolu.
Et est-il si certain que la corruption doive être à tout prix éradiquée ? Cet argent qui alimente les fabuleuses commissions des financements d’armes, ou même leur production, on se dit évidemment qu’il serait de beaucoup préférable de l’utiliser pour réduire la misère du monde. Mais c’est une évidence hâtive. Comme il n’est pas question qu’il sorte du circuit marchand, il "pourrait" être reversé dans un bétonnage généralisé du territoire. Dès lors, aussi paradoxale que puisse paraître la question, est-il préférable, du point de vue du "bien" ou du "mal", de continuer à fabriquer, voire à vendre des armes dont un certain nombre ne seront jamais utilisées, ou de faire disparaître un pays sous une chape de béton ? La réponse à cette question importe moins que la prise de conscience qu’il n’y a aucun point fixe à partir duquel on puisse déterminer ce qui est totalement bien ou totalement mal.
C’est bien sûr une situation profondément désastreuse pour l’esprit rationnel, et d’un inconfort total. Il n’empêche que, comme Nietzsche parlait de l’illusion vitale des apparences, on pourrait parler d’une fonction vitale de la corruption dans la société. Mais, le principe en étant illégitime, il ne peut pas être officialisé, il ne peut donc opérer que dans le secret. C’est un point de vue évidemment cynique, moralement inadmissible, mais c’est aussi une sorte de stratégie fatale - qui n’est d’ailleurs l’apanage de personne et sans bénéfices exclusifs. Par là serait réintroduit le mal. Le mal fonctionne parce que l’énergie vient de lui. Et le combattre - ce qui est nécessaire - conduit simultanément à le réactiver.
On peut évoquer ici ce que disait Mandeville quand il affirmait qu’une société fonctionne à partir de ses vices, ou du moins à partir de ses déséquilibres. Non pas sur ses qualités positives, mais sur ses qualités négatives. Si on accepte ce cynisme, on peut comprendre que le politique soit - aussi - l’inclusion du mal, du désordre, dans l’ordre idéal des choses. Il ne faut donc pas le nier mais en jouer, s’en jouer et le déjouer.
Ce titre - "la transparence du mal" - n’est pas tout à fait pertinent... Il faudrait plutôt parler de la "transpiration" du Mal qui, quoi qu’on fasse, "transparaît" ou transpire à travers tout ce qui tend à la conjurer. Par ailleurs, ce serait la transparence elle-même qui serait le Mal - la perte de tout secret. Tout comme, dans le "crime parfait", c’est la perfection elle-même qui est criminelle. »
Jean Baudrillard, Mots de Passe
00:17 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (0) | | del.icio.us | | Digg | Facebook
Les commentaires sont fermés.