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04/04/2015

Ce qui nous distingue de l’anarchiste sentimental

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

« Cousteau - Toi et moi, nous sommes étiquetés ‘fascistes’. Non sans raison, d’ailleurs ? Et nous avons fait tout ce qu’il fallait pour justifier cette réputation...
Rebatet - Jusqu’à et y compris la condamnation à mort...
Cousteau - Or pour le farfelu moyen – et même pour le farfelu supérieur – qu’est-ce qu’un fasciste ? C’est d’abord un énergumène éructant et botté, l’âme damnée de la plus noire réaction, le suppôt du sabre et du goupillon... Et de même qu’on attend d’un nihiliste qu’il ait des bombes dans sa poche, d’un socialiste qu’il ait les pieds sales et d’un séminariste qu’il soit boutonneux, on doit nous imaginer figés dans un garde-à-vous permanent devant les épinaleries déroulédiennes.
Rebatet - J’en connais en effet, sans aller les chercher très loin qui sont au garde-à-vous vingt-quatre heures sur vingt-quatre, mais ça n’est pas notre cas.
Cousteau - Je crois même que nous sommes parvenus à un degré d’anarchie assez sensationnel. Nous sommes beaucoup plus anarchistes que les anarchistes homologués qui sont en réalité de pauvres types d’un conformisme pénible. Car c’est bien la peine de se débarrasser des vieux mythes pour donner dans le mythe du progrès, dans le mythe de la société sans Etat.

Rebatet approuvait d’un hochement de tête :

Rebatet - Il n’est pas douteux que nous sommes plus affranchis que ces gars-là. Nos moindres propos l’attestent.
Cousteau - Alors comment expliques-tu qu’avec de pareils tempéraments, nous nous soyons honnêtement et délibérément imbriqués dans un système politique dont les conformismes auraient dû nous rebuter ? Et comment expliques-tu que cette contradiction ne nous inspire aucune gêne ?

Rebatet s’était tout à   fait rouvert :

Rebatet - C’est intéressant ce que tu dis là. A première vue, ça me fait saigner le cœur. Ca me rappellera toujours ce que j’étais à vingt ans : le petit bonhomme le plus apte à franchir ce siècle sans le moindre accident. J’avais toutes mes idées sur la religion, l’éthique, la politique, j’avais décidé une fois pour toutes que je ne mettrais jamais le bout du petit doigt dans ces cloaques. Le qualificatif le plus répugnant que je pouvais appliquer à un être ou à une chose, c’était celui de social : un curé social, une atmosphère sociale...

A l’évocation de ce vocable, Cousteau eut une moue écœurée. Il allait lui aussi piétiner le social. Mais Rebatet ne se laissa pas interrompre.

Rebatet - ... L’activité la plus imbécile de l’homme, pour moi, c’était l’apostolat, quelque forme qu’il prît. La contamination progressive par autrui d’un petit type qui, dans son état premier, était d’une santé parfaite, les sacrifices aux préjugés, aux convenances, ça pourrait très bien être mon histoire… Et, tiens, il ne me déplairait pas de l’écrire sous cette forme, une espèce de conte antisartrien. Mais la réalité n’est tout de même pas aussi simple et consternante. Je l’espère, du moins.
Cousteau - Je t’arrête, cher Lucien. Ca n’est pas consternant du tout… Non seulement je ne regrette rien, mais je me félicite chaque jour d’avoir vécu cette aventure fasciste...
Rebatet - Même ici, même au bagne ?
Cousteau - Oui, même ici. Cette aventure fut magnifique et passionnante. Mon "engagement" – comme disent les francs-tireurs et partisans des Deux Magots – m’a conduit avec une sorte de fatalité à des expériences, à des sensations, à des satisfactions d’orgueil que j’eusse toujours ignorées sans cela et que les plus fortunés ne peuvent s’offrir. Rappelle-toi ce que Stendhal fait dire à Mathilde de la Mole de la peine de mort : "Il n’y a que cela qui ne s’achète pas".
Rebatet - Tu parles si je m’en souviens ! Tu ne sais donc pas que je l’avais écrit dans ma cellule pendant que nous étions aux chaînes…
Cousteau - Possible, mais comme nous étions forcés de rester chacun chez nous, tu me l’apprends... En tout cas, en ce qui concerne l’engagement, point de regret. Mais tout de même un peu de surprise. Car si à vingt ans tu t’étais décrassé des conventions civiques, morales et religieuses, à cet âge-là, moi aussi, je ne respectais plus grand-chose. Pas tout à fait de la même manière que toi, cependant. Tu étais plus anarchiste que moi. Je donnais – je m’en excuse – dans le gauchisme...
Rebatet - C’est une manière d’engagement...
Cousteau - Mais les négations l’emportaient de loin, chez moi, sur le zèle constructif. Mon socialisme restait vague. Par contre je savais très bien de quoi je ne voulais plus être dupe, sous aucun prétexte. Plus de sursum corda pour notre sainte mère l’Eglise, la Ligne Bleue des Vosges et la Propriété Bâtie. Et sais-tu, puisque nous en sommes aux confidences comment j’en avais eu la révélation : en lisant, à seize ans, L’Ile des Pingouins de cette vieille barbe d’Anatole France. Partir de là pour aboutir à Mein Kampf , c’est tout de même comique...
Rebatet - Moi ce sont les curés et L’Echo de Paris de la guerre de 1914-1918 qui m’ont rendu anarchiste. Quand je fréquentais les Juifs et les hommes de gauche, à mes débuts dans le journalisme, ils avaient tout de suite trouvé la formule pour concilier mes propos et mon appartenance à l’A.F. : j’étais pour eux un anarchiste de droite. Malgré tout, cette anarchie cohabitait avec une admiration très vive pour Mussolini. J’étais donc de droite pour la même raison que les barbeaux...

Cousteau eut un sourire d’indulgence :

Cousteau - Je connais ta théorie : les barbeaux et les artistes ont besoin d’ordre pour prospérer.
Rebatet - Exprimé sous cette forme, c’est classique, c’est assez plat, et tout de même insuffisant. Il me semble que nous avons le droit de revendiquer notre aristocratie dont la marque est d’abord la liberté de l’esprit, ensuite l’horreur des mythes égalitaires, ce qui nous distingue de l’anarchiste sentimental, toujours plus ou moins nazaréen. Une certaine forme d’aristocratie cousinerait nécessairement avec l’anarchie. »

Lucien Rebatet et Pierre-Antoine Cousteau, Dialogue de vaincus

 

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