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11/06/2015

La tragique volupté de l’admiration

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

« C’est qu’en effet, dans l’Art, est beau uniquement ce qui a du caractère.
Le caractère, c’est la vérité intense d’un spectacle naturel quelconque, beau ou laid : et même c’est ce qu’on pourrait appeler une vérité double: car c’est celle du dedans traduite par celle du dehors; c’est l’âme, le sentiment, l’idée, qu’expriment les traits d’un visage, les gestes et les actions d’un être humain, les tons d’un ciel, la ligne d’un horizon.
Or pour le grand artiste, tout dans la Nature offre du caractère: car l’intransigeante franchise de son observation pénètre le sens caché de toute chose.
Et ce qui est considéré comme laid dans la Nature présente souvent plus de caractère que ce qui est qualifié beau, parce que dans la crispation d’une physionomie maladive, dans le ravinement d’un masque vicieux, dans toute déformation, dans toute flétrissure, la vérité intérieure éclate plus aisément que sur des traits réguliers et sains.
Et comme c’est uniquement la puissance du caractère qui fait la beauté de l’Art, il arrive souvent que plus un être est laid dans la Nature, plus il est beau dans l’Art.Il n’y a de laid dans l’Art que ce qui est sans caractère, c’est-à-dire ce qui n’offre aucune vérité extérieure ni intérieure.

Est laid dans l’Art ce qui est faux, ce qui est artificiel, ce qui cherche à être joli ou beau au lieu d’être expressif, ce qui est mièvre et précieux, ce qui sourit sans motif, ce qui se manière sans raison, ce qui se cambre et se carre sans cause, tout ce qui est sans âme et sans vérité, tout ce qui n’est que parade de beauté ou de grâce, tout ce qui ment.
Quand un artiste, dans l’intention d’embellir la Nature, ajoute du vert au printemps, du rose à l’aurore, du pourpre à de jeunes lèvres, il crée de la laideur parce qu’il ment.
Quand il atténue la grimace de la douleur, l’avachissement de la vieillesse, la hideur de la perversité, quand il arrange la Nature, quand il la gaze, la déguise, la tempère pour plaire au public ignorant, il crée de la laideur, parce qu’il a peur de la vérité.
Pour l’artiste digne de ce nom, tout est beau dans la Nature, parce que ses yeux, acceptant intrépidement toute vérité extérieure, y lisent sans peine, comme à livre ouvert, toute vérité intérieure.
Il n’a qu’à regarder un visage humain pour déchiffrer une âme; aucun trait ne le trompe, l’hypocrisie est pour lui aussi transparente que la sincérité; l’inclinaison d’un front, le moindre froncement de sourcils, la fuite d’un regard lui révèle les secrets d’un coeur. Il scrute l’esprit replié de l’animal. Ebauche de sentiments et de pensées, sourde intelligence, rudiments de tendresse, il perçoit toute l’humble vie morale de la bête dans ses regards et dans ses mouvements.
Il est de même le confident de la Nature insensible. Les arbres, les plantes lui parlent comme des amis.
Les vieux chênes noueux lui disent leur bienveillance pour l’humanité qu’ils protègent de leurs branches éployées.
Les fleurs s’entretiennent avec lui par la courbe gracieuse de leur tige, par les nuances chantantes de leurs pétales : chaque corolle dans l’herbe est un mot affectueux que lui adresse la Nature.
Pour lui la vie est une infinie jouissance, un ravissement perpétuel, un enivrement éperdu.
Non pas que tout lui paraisse bon, car la souffrance qui s’attaque si souvent à ceux qu’il chérit et à lui-même démentirait cruellement cet optimisme.
Mais pour lui tout est beau, parce qu’il marche sans cesse dans la lumière de la vérité spirituelle. 

Oui, même dans la souffrance, même dans la mort d’êtres aimés et jusque dans la trahison d’un ami, le grand artiste, et j’entends par ce mot le poète aussi bien que le peintre ou le sculpteur, trouve la tragique volupté de l’admiration. Il a parfois le coeur à la torture, mais plus fortement encore que sa peine, il éprouve l’âpre joie de comprendre et d’exprimer. Dans tout ce qu’il voit, il saisit clairement les intentions du destin. Sur ses propres angoisses, sur ses pires blessures, il fixe le regard enthousiaste de l’homme qui a deviné les arrêts du sort. Trompé par un être cher, il chancelle sous le coup, puis, se raffermissant, il contemple le perfide comme un bel exemple de bassesse, il salue l’ingratitude comme une expérience dont s’enrichit son âme. Son extase est parfois terrifiante, mais c’est du bonheur encore parce que c’est la continuelle adoration de la vérité.
Quand il aperçoit les êtres qui se détruisent les uns les autres, toute jeunesse qui se fane, toute vigueur qui fléchit, tout génie qui s’éteint, quand il voit face à face la volonté qui décréta toutes ces sombres lois, plus que jamais il jouit de savoir et, rassasié de vérité, il est formidablement heureux. »

Auguste Rodin, L’Art

 

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