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16/07/2015

Cette petite hésitation du destin, ce tremblement d’aiguille

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

« — Oui, on ne peut qu’être saisi à l’idée de cette légère entaille par où passe la pointe du destin, de ce moment où ce qu’on appelle le fléau de la balance commence à pencher. Les hommes que l’on juge en ce moment, j’imagine qu’ils ont dû commencer à ressentir, assez horriblement, ce frisson-là, au cour d’un certain été, — et d’autant plus horriblement qu’il leur fallait supporter autour d’eux l’allégresse, le renouveau d’espoir de tout un peuple. c’est à partir de ce moment qu’on a pu faire la somme de leur courage. comme chaque date, comme chaque évènement résonnait au fond d’eux : le débarquement en Sicile, l’effondrement de l’Italie, Stalingrad !...
— Vous vous intéressez beaucoup à la psychologie... insinua Irène.
— Un siècle après, cela devient poésie. Je pense à ce moment précis où la "chance" tourne, où l’aiguillon commence à chatouiller la peau de ceux qui jusque-là l’avaient regardé s’enfoncer dans la peau des autres. Cela a la précision, la fatalité d’un mécanisme d’horlogerie. Rien de moins fatal, bien entendu. Je nous revois encore, Hersent et moi, écoutant l’étonnante scène de Richard III où... Ce partage entre les bons et les méchants, enfin reconnus pour ce qu’ils sont, cette alternance des voix : Vivez et fleurissez... Désespère et meurs... Oh, ce Despair and die ! Si vous aviez entendu cela comme nous !... Mais laissons le théâtre ; que cherchions nous ? La ligne de clivage entre l’ambition et la candeur. Supposons que l’homme ait réussi : le voici puissant, assis dans quelque ministère, à sa table d’acajou bordée de cuivre, devant l’inévitable vase de Sèvres qui trône au milieu de la cheminée et deux ou trois choses sur sa table, destines à impressionner, ou bien le vide complet et un tout petit bloc-notes sur lequel il laisse tomber de temps à autre un signe distrait. Il reçoit, éconduit, fait attendre, décide, change le monde, envoie d’autres hommes en prison, ou au gibet. Mais il y a eu cette petite hésitation du destin, ce tremblement d’aiguille. Le destin a tourné. L’homme n’y pouvait plus rien, dès l’instant où il avait choisi. En une nuit, il est devenu un traitre. On va le prendre, lui lier les mains, l’attacher à un poteau, fixer un bandeau sur ses yeux, — tandis qu’il pense aux petites photos d’amateur qu’il a glissées dans la poche de sa veste : tout ce qui lui reste d’une vie. »

Paul Gadenne, La Plage de Scheveningen

 

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