14/02/2017
La déportation universelle
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« Au mystère de la vie, que nous partageons avec toutes les créatures autour de nous, et aux mystères du langage et de l’écriture, qui nous en distinguent, serions-nous devenus si monstrueusement étrangers, que nous en usions sans plus savoir seulement qu’ils existent ? Notre époque est évidemment tombée très bas dans le simulacre, et notre temps se signale entre tous les temps par sa gesticulation insensée, son vacarme et le poids accablant de sa machinerie. Et pourtant, oui, elle se signale aussi par une angoisse sourde, un sang serré, une sève contrite, comme si toute la nature avec nous gémissait silencieusement dans l’ombre d’une certaine joie perdue. Qu’est-ce à dire ? sinon que notre pauvre humanité, pour s’être un peu trop cherchée depuis un siècle ou deux, s’est beaucoup trop trouvée, hélas ! enjambant dans sa hâte les distances et les différences, gagnant furieusement du temps sur le temps qui passe, envahissant d’autres espaces que son espace, et n’ayant en commun, finalement, qu’une épouvante inavouée et féroce, une sorte de halètement d’agonie où l’on peut voir déjà la vie, dans son indifférence, ne plus se modeler que sur les figures pâles de la mort, et la mort ; plus atrocement, singer tout le vocabulaire et les figures de la vie. Le mauvais rêve se poursuit, dont plus personne n’aura bientôt la force même de vouloir sortir, tant la tristesse et la lassitude, qui sont toujours le fruit des mauvais calculs qu’on ne peut pas reprendre, trahissent la déspiritualisation des corps : des corps qui s’ennuient dans toutes les langues du monde, et qui s’en vont de moins en moins à la recherche de quelque chose, n’importe quoi, qui puisse remplacer leurs âmes si terriblement absentes. Bientôt, c’est aujourd’hui déjà, les hommes ne sauront même plus que leurs âmes leur manquent. Robots : voilà le confort, que d’aucuns, déjà, préconisent ; n’être plus qu’une viande forte, c’est l’idéal des grandes nations.
L’esprit, néanmoins, ne meurt pas aussi vite et ne se résigne pas, pour autant, à la déportation universelle. On a beau le chasser : il revient. C’est là le propre des esprits. Sous forme d’inquiétude dans l’abêtissement, sous forme d’angoisse dans le confort, sous forme de silence, tragique tout à voup dans le fracas, car il ouvre sur l’immensité, sur l’antérieur et le futur, alors que le présent, pour vivre seul ainsi qu’il le prétend, doit se serrer sur soi, se concentrer sur son actualité la plus infime, et surtout ne jamais ouvrir les yeux sur rien de tout ce qui l’entoure. Entre un passé qui s’allonge sans cesse, et s’alourdit, devant un avenir qui s’écourte sans cesse, et s’amincit, ce rien qui court, cette bulle d’air chassée, où les hommes sont pris, voici qu’elle se retourne contre l’un et l’autre pour s’affirmer, hurler et se prouver que l’existence est là. »
Armel Guerne, Le verbe nu
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