21/08/2017
En définitive, la mort est la seule vérité dont on soit sûr
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« Un soldat sort de sa poche un papier froissé, cherche les noms des délégations. Personne n’échappe à la fouille, à l’inspection minutieuse des caméras, magnétophones et appareils photo, et tant pis si elles vous font perdre un quart d’heure sur l’audience que vous accorde le général Aoun. Mon nom est sur la liste. Je peux franchir le premier portique et marcher jusqu’au palais présidentiel avec cette curieuse impression d’arriver dans un lieu de grande solitude, de froid, de délabrement. Un obus de 140 a troué le plafond du hall, de plein fouet, avec une précision remarquable. L’énorme déchirure laisse imaginer la puissance de feu des Syriens. En traversant le couloir, on aperçoit bien sûr des bureaux dévastés, qui rappellent que le palais de Baabda a subi de terribles bombardements – mais, au fond du couloir, il y a le secteur d’activités contrôlé par le général Karsouny, une grande salle, un télex, des machines à écrire, des dossiers soigneusement rangés sur les étagères. La table de réunion est encombrée de cendriers, qui traduisent l’activité fébrile. J’ai vu s’asseoir à cette table des représentants polonais de Solidarnosc, des journalistes, le général français Janou Lacaze, des officiers de l’armée libanaise, parfois très tard le soir.
Aux premières heures du matin, la lumière brûle encore dans les bureaux du général Karsouny. Je dors, enveloppé dans une couverture, au bivouac, comme dans un jeu de piste, avec un certain détachement, éprouvant surtout la suavité de l’instant, la brume irréelle de la guerre et des canons syriens. Tout était sérieux, bien sûr, et moi aussi je me considérais comme sérieux. Je n’arrivais pas en journaliste, c’est-à-dire distant de l’événement, expert en falsifications, mais en scribe, en chroniqueur passionné.
La salle des audiences est feutrée, retirée du monde, comme le poste de pilotage d’un sous-marin. La porte est en bois massif, sculpté. Le bureau du général est sobre, ascétique, avec seulement quelques dossiers et un drapeau national frappé du cèdre vert. Il nous reçoit adossé à un paravent de toile. Tout près de lui, une floraison de plantes vertes, exotiques, de fleurs rouges et blanches. Il porte le treillis militaire, symbole de son combat, de sa résistance, orné de ses étoiles de général gagnées à Souk-el-Gharb. On pare au plus pressé, le dictaphone posé sur une table basse, pendant que Didier fait les photos. Il commence par un réquisitoire contre la politique française de soutien au Liban.
- En Europe, en France, vous n’êtes pas conséquents avec vous-mêmes. Surtout dans votre rapport avec les Américains. Avec les lobbies qu’ils ont actuellement, ils utilisent les évènements pour les dénaturer complètement, les défigurer, et en faire subir les conséquences aux autres peuples. Si l’on veut analyser la situation, on se rend compte qu’à l’origine de tout mouvement extrémiste, la politique américaine est en cause. Cet extrémisme, ce radicalisme, ce terrorisme, sont une réponse aux lobbies américains. C’est pourquoi je considère que ce que nous faisons ici se fait pour le bien de tous. C’est un appel au monde, pour qu’il nous comprenne et qu’il se comprenne mieux lui-même.
On ne peut plus l’arrêter. Il garde une dent féroce contre les Américains, qui ont provoqué les accords de Taëf pour accorder une légitimité au gouvernement fantoche d’Elias Hraoui, en accord avec la Syrie.
- Les Américains seraient-ils plus dangereux que les Syriens, pour le Liban ?
Il ébauche un sourire, qui n’entame pas du tout sa conviction.
- Ils sont amoraux. Ils s’arrangent au jour le jour, comme le négociant cupide. Ce qui ne les empêche pas de faire des actes de contrition, comme pour le Vietnam. En Europe, le modèle américain est resté intact, dans la musique, les mœurs, les loisirs. J’ai par contre un grand espoir, quand je vois le mouvement de libération des pays de l’Est. Dans ces pays, on se débarrasse de la contrainte des régimes totalitaires. Ils sont décidés à accorder beaucoup plus d’importance aux valeurs humaines, beaucoup plus que les autres Européens qui en profitent, sans connaître cette grâce de la libération, je dirais cette grâce divine.
- Chez nous, mon général, on a peur de la mort, et on ne donne pas sa vie. Le moins possible.
L’idée de la mort visite le général Aoun tous les jours, mais il ne la conçoit pas comme un refus, un drame, une obsession. Il se contente de la regarder. De ne pas l’oublier. Je regarde ébloui ce petit homme en treillis militaire, qui porte des pantoufles aux pieds dans son "bunker". Il parle comme un prophète, un bourlingueur dimensionnel qui a déjà pris de l’acide, comme s’il avait déjà séjourné sur les hauteurs de l’Himalaya. Paroles de samouraï.
- En définitive, la mort est la seule vérité dont on soit sûr. On peut douter même de l’existence de Dieu, si l’on n’est pas croyant, si l’on n’a pas la foi, mais personne ne peut douter de la mort, comme d’une fin normale à la vie. Je crois qu’il faut refaire l’éducation des gens par rapport à leur peur de la mort. L’accepter. Je ne veux pas dire que la mort est bonne, mais l’accepter comme une vérité, être habitué à l’idée de la mort, comme à un objet qu’on peut voir. »
Jean-Paul Bourre, Guerrier du rêve
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