13/11/2017
On me donnait de la morphine, et je lisais
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« Durant les combats de Bapaume, je promenais une petite édition de Tristram Shandy dans mon porte-carte, et je l’avais également sur moi lorsque nous fument engagés devant Favreuil. On nous garda en réserve au niveau des positions de l’artillerie depuis le matin jusque tard dans l’après-midi, et bientôt, nous nous ennuyâmes fort, bien que la position ne fut pas sans danger. Je me mis donc à feuilleter mon livre, et sa mélodie si diverse, semée de tant de scintillements, fut bientôt comme une voix discrète qui se mariait aux circonstances extérieures en une harmonie toute en demi-teintes. Après maintes interruptions, et comme j’avais lu quelques chapitres, nous reçûmes enfin l’ordre de marche ; je remis le livre en poche, et le soleil n’était pas encore couché que j’étais par terre avec une blessure.
A l’hôpital, je repris le fil de ma lecture, comme si tout l’intervalle n’avait été qu’un rêve, ou bien eut fait partie du livre lui-même, intercalant dans le texte un chapitre d’une force particulièrement convaincante. On me donnait de la morphine, et je lisais, tantôt éveillé, tantôt plongé dans un demi-assoupissement, de sorte qu’un grand nombre d’états d’âme divisaient et fragmentaient à nouveau le texte déjà mille fois fragmenté. Des accès de fièvre, combattus à l’aide de Bourgogne et de codéine, l’artillerie et l’aviation qui bombardaient notre localité, où les troupes en retraite commençaient à refluer et dans laquelle on nous oubliait presque, ajoutèrent encore à la confusion, si bien que je n’ai gardé de ces jours que le trouble souvenir d’une agitation où se mêlaient sentimentalité et sursauts farouches, d’un état ou rien n’eut pu nous étonner, pas même l’éruption d’un volcan, et où le pauvre Yorick et l’honnête oncle Toby étaient les plus familières parmi les figures qui nous faisaient visite. »
Ernst Jünger, Le cœur aventureux
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