04/02/2018
Denis Moreau : « Ce n'est pas parce que je suis croyant que je suis un imbécile ! »
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FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - Peut-on être philosophe et catholique ? Pour Denis Moreau, la réponse est oui. Parce que croire en la vie éternelle n'interdit pas d'aimer la vie de ce monde, il encourage les chrétiens à être joyeusement de leur époque, et rappelle qu'il n'est pas interdit de réfléchir lorsque l'on croit en Dieu.
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Denis Moreau est professeur de philosophie à l'université de Nantes, et spécialiste notamment de Descartes. Il vient de publier Comment peut-on être catholique? (Editions du Seuil).
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FIGAROVOX- Votre livre s'intitule Comment peut-on être catholique? en référence à l'étonnement des parisiens du XVIIIe siècle devant le Persan de Montesquieu. N'est-ce pas aussi un témoignage que vous offrez comme pour montrer comment on peut, à votre façon, être à la fois philosophe et catholique ?
Denis MOREAU - Je vais commencer par une confidence: ce n'est pas le titre que j'avais initialement envisagé ! J'avais d'abord pensé à « Pourquoi je suis catholique ». Mais c'était déjà pris, par Chesterton... Je n'avais pas pensé au second sens que vous proposez, mais il me convient bien! Je pars surtout du constat qu'être catholique suscite souvent un étonnement, que j'accueille bien volontiers, et je tente d'y répondre dans ce livre. Mais c'est vrai que c'est aussi un livre qui explique comment être catholique. Quand on écrit sur la foi, il y a une façon raisonnante d'écrire, avec des arguments, et une façon existentielle qui apporte un témoignage. La première seule serait un peu sèche, mais le seul témoignage serait trop sentimental: j'ai donc essayé d'associer les deux. Et puisque j'aborde des questions comme la prière, la confession… je propose aussi, c'est vrai, une réflexion sur la manière d'être catholique, même si ce n'était pas mon projet premier.
FIGAROVOX- Votre livre est aussi celui d'un philosophe, avec son lot de discussions théologiques, de sémantique grecque ou latine… Faut-il donc être intello pour croire encore en Dieu ?
Denis MOREAU - Ah non, surtout pas ! Vous êtes un peu dur avec moi: il me semble que lorsque j'utilise un gros mot de philosophe ou un concept technique, je les traduis systématiquement ou bien je donne des exemples. J'ai fait un réel effort de pédagogie. Je suis le descendant, du côté maternel, de paysans berrichons qui ne sont pas spécialement des intellectuels, et pourtant je suis convaincu qu'il s'agit de grands chrétiens! J'ai un profond respect pour la «foi du charbonnier» et je ne veux pas donner l'impression de la mépriser. Après, on est dans un pays où 75 % d'une classe d'âge arrive au Bac, la plupart des catholiques aujourd'hui sont des gens qui ont fait au moins un peu de philo et qui réfléchissent. Je regrette que trop souvent, la foi reste cantonnée au stade des représentations naïves de l'enfance… Je défends, non pas la nécessité, mais la possibilité d'une foi intellectuelle, et je m'inscris ce faisant dans la grande et belle histoire de l'Église, qui commence dès le prologue de l'évangile de Jean lorsque Jésus est appelé le « Logos », ce qu'on peut, en un sens, traduire par « la Raison » ou, en forçant un peu, « l'Intellectuel » ; puis la patristique, la scolastique, etc.: un séculaire et fécond compagnonnage entre christianisme et philosophie. Je veux continuer dans cette voie, à réfléchir sur la foi, et proposer comme une « spiritualité de l'intelligence ». C'est d'autant plus nécessaire que l'université, où j'évolue, est un monde sans Dieu: selon une étude sociologique menée dans 99 universités anglo-saxonnes, seuls 14 % des philosophes interrogés ont la foi. Les universitaires forment une des catégories socio-professionnelles où il y a le plus d'athées.
FIGAROVOX- Vous écrivez qu'on «n'a jamais converti personne avec des arguments»: pourtant, votre livre participe de la tradition apologétique, qui consiste à étayer par des arguments rationnels la foi chrétienne. Quel est exactement votre projet ?
Denis MOREAU - En effet, ce n'est pas un livre prosélyte. Mon but n'est pas d'arracher des conversions mais, plus modestement, d'expliquer à mes lecteurs que ce n'est pas parce que je suis croyant que je suis un imbécile! Je destine ce livre à trois catégories de personnes: ceux qui se demandent honnêtement comment on peut encore être catholique, ceux de mes coreligionnaires qui sont parfois travaillés par le doute et désirent être affermis dans leur foi, et enfin les catholiques qui s'intéressent à l'articulation entre foi et raison. Mais je ne pense pas que la lecture de mon livre suffise à convertir un athée.
FIGAROVOX- Peut-être pas le convertir… mais déringardiser l'idée qu'il se fait de votre religion ?
Denis MOREAU - Oui, et la clarifier ! J'ai beaucoup aimé le roman d'Emmanuel Carrère, Le Royaume, qui contient de beaux passages sur le combat spirituel. Il avait eu le mérite de donner une image assez juste de ce qu'est la foi, un combat spirituel permanent entre la certitude et le doute… J'aime en particulier cette phrase, parce qu'elle m'interpelle: « C'est une chose étrange, quand on y pense, que des gens normaux, intelligents, puissent croire à un truc aussi insensé que la religion chrétienne. […] Quand ils vont à l'église, ils récitent le Credo dont chaque phrase est une insulte au bon sens ». Je ne suis évidemment pas du tout d'accord, mais j'en retiens qu'il faut donc s'expliquer, montrer comment il peut être fécond, pour des croyants, d'être confrontés, par l'intelligence, à leur propre foi.
FIGAROVOX- Vous désignez aussi des ennemis, qui ne sont pas forcément ceux que l'on croit! Vous êtes plutôt « miséricordieux » avec les intellectuels athées, Onfray compris ; en revanche, vous combattez férocement vos deux bêtes noires, « catho-grognon » et « catho-puceau »…
Denis MOREAU - Pour « catho-puceau », ce ne sont que quelques lignes et si j'ai paru dur, je le regrette: c'était surtout pour rire. Les catholiques un peu « coincés » ne sont pas mes ennemis, j'ai beaucoup de respect et de tendresse à leur endroit! Seulement, pour aller convaincre nos contemporains d'une forme de vacuité des jouissances terrestres, on est plus persuasif en mobilisant des personnes qui sont d'abord passées par la débauche… comme saint Augustin ou Charles de Foucauld , qui savent de quoi ils parlent !
Pour les intellectuels athées, je suis quand même agacé par l'aplomb avec lequel certains, qui ne connaissent rien au christianisme, se permettent de le condamner. C'est un phénomène qui me paraît relativement neuf et qui n'existait pas il y a encore 20 ou 30 ans ; mais aujourd'hui, il n'est pas rare d'entendre des gens cultivés, ou prétendus tels, raconter absolument n'importe quoi à propos de la foi chrétienne. Cela ne m'empêche pas d'avoir par ailleurs une réelle admiration pour Michel Onfray, malgré ses outrances christianophobes. J'ai bien aimé ses premiers livres: il a une vraie générosité, et un désir de chercher la vérité. C'est assez rare pour être souligné.
En revanche, « catho-grognon », ça oui, je lui tape allègrement dessus ! Je sais bien que ce n'est probablement que la déclinaison catholique d'une humeur assez française, mais je ne le supporte plus. Les évangiles, saint Paul… C'est la joie ! Moralement parlant, d'un point de vue chrétien, c'est impossible d'être grognon, dans les relations avec les autres comme sur le fond. Ce serait tomber en plein sous le feu de la critique de Nietzsche: à cause de « catho-grognon », le christianisme paraît n'être qu'une doctrine réactive, et c'est une dérive. Être contre au lieu d'être pour, nier au lieu d'affirmer, râler au lieu d'être heureux: voilà bien une menace terrible pour la religion chrétienne. Nietzsche d'ailleurs frappait juste en disant : « Pour que j'apprenne à croire en leur sauveur, il faudrait que ses disciples aient un air plus sauvé ! »
FIGAROVOX- Et que vous inspire la formule « catho-décomplexé » ?
Denis MOREAU - On me place parfois dans cette catégorie. Je n'ai jamais été complexé d'être catho. Si cela veut dire accepter le dialogue et s'assumer joyeusement, le mot m'est plutôt sympathique. Le modèle de la « pastorale de l'enfouissement », qui a ses vertus dans le monde associatif où les catholiques sont très nombreux (Restos du Cœur, Secours catholique…), ne pouvait être promu que dans une société marquée encore sociologiquement par la présence du christianisme. Jacques Maritain distinguait ainsi « agir en chrétien », et « agir en tant que chrétien ». Mais aujourd'hui, devant la quasi-disparition des chrétiens, le modèle trouve ses limites: il est important de réaffirmer notre foi, y compris dans l'espace public. Il ne s'agit pas de remettre des croix partout, bien entendu, mais d'avoir le courage de ne pas dissimuler sa foi. Je ne l'ai jamais fait pour ma part, pas même à l'université, et cela n'a pas freiné ma carrière pour autant! Mes collègues sont des gens suffisamment ouverts d'esprit pour accepter que l'on puisse croire en Dieu. Et je suis d'ailleurs frappé par le nombre de chrétiens qui figurent au rang d'illustres philosophes de notre temps: Jean-Luc Marion ou Rémi Brague, déjà, pour ne citer qu'eux… Je suis pour ma part reconnaissant envers la République de m'avoir permis à moi, catholique revendiqué, de faire une carrière honorable et dans de bonnes conditions. Pour le reste, quant aux modalités sous lesquelles on se présente « en tant que chrétien », il appartient à chacun de faire preuve de discernement, car rechercher à tout prix le choc, le «scandale», n'est pas non plus une posture catholique. Réclamer qu'on installe une crèche dans chaque mairie, par exemple, n'est d'abord exigé par aucun texte émanant d'une quelconque autorité dans l'Église, mais en outre cela me semble contraire au bien commun, qui inclut la recherche et la préservation de la concorde civile. FIGAROVOX- Vous êtes plus virulent en revanche sur la question de l'argent. Sans être une contre-culture, vous affirmez néanmoins que le catholicisme porte en lui une contestation profonde d'un monde fondé seulement sur les relations matérielles entre individus ?
Denis MOREAU - Je n'aime pas en effet le terme de « contre-culture », devenu une sorte de slogan chez les catholiques depuis le début des années 2010. Je refuse catégoriquement que le catholicisme ne se pense que par opposition, et ne fasse qu'exister « contre » quelque chose ou quelqu'un. Je suis plutôt pour une inculturation: les chrétiens doivent s'affirmer au travers des formes culturelles de leur époque, plutôt que de chercher à en bâtir une culture « autre ».
Pour en revenir à l'argent, je cite à ce propos saint Paul, les Évangiles, Bossuet et presque tous les papes depuis Léon XIII. Depuis la première « encyclique sociale », Rerum Novarum en 1891, il y a une critique continue et massive du capitalisme dérégulé et du caractère toxique de l'argent lorsqu'il est mis au centre de nos vies. Le pape François ne dit rien de plus à ce propos que Paul VI, Benoît XVI ou Jean-Paul II… On en parle peut-être plus parce que les mots qu'il choisit sont neufs, mais sur le fond, il est en continuité avec toute la tradition de l'Église. C'est là qu'on trouve des points de rapprochement possible entre les catholiques et les altermondialistes. Depuis la chute du mur de Berlin, le modèle économique qui a triomphé ne me semble pas bon (quoique meilleur que celui dont il a triomphé…), et tout le monde en connaît la réalité. Un chrétien ne peut pas se satisfaire d'une telle concentration de richesses entre les mains des 1 % les plus riches du monde. Pour arrêter cette folle machine, nous devrons être nombreux: les ZAD ou autres Nuit Debout ne suffiront pas… Il existe une structure, pardon de la nommer comme cela, de 1,3 milliard de personnes, qui dispose d'un corpus anticapitaliste solide et séculaire: c'est l'Église catholique. Comme le disait déjà Pasolini, elle est la seule Internationale anticapitaliste qui fasse le poids - si la base suivait, car les fidèles sont souvent en retrait par rapport à la radicalité du discours du pape sur ces sujets.
FIGAROVOX- Lorsque vous reprochez à nos contemporains de vouloir se sauver par leurs propres forces, est-ce en creux une critique à l'encontre du transhumanisme ?
Denis MOREAU - Dans mon livre, le premier chapitre s'intitule « Salut à vous ! », et ce n'est pas pour rien : le thème du salut est ma porte d'entrée dans la religion chrétienne. Je constate que depuis 2500 ans, il y a des théories pour prôner un salut par soi-même: chez les stoïciens d'abord, puis chez Pélage et aujourd'hui chez des sortes de néo-païens… Le christianisme vient leur répondre : « tu n'y arriveras pas tout seul ». Quant à chercher à combattre la mort, cela ne date pas non plus d'aujourd'hui : chez Descartes, on lisait déjà l'annonce d'une victoire définitive contre la maladie et la vieillesse. Philosophiquement, les scientifiques qui nous promettent une forme d'immortalité me paraissent surtout grotesques. Ce fantasme travaille l'humanité depuis ses débuts. Le premier geste chrétien, c'est de se reconnaître faible, manquant, mortel aussi.
FIGAROVOX- Vous abordez beaucoup de sujets avec humour, et même en exergue du livre, une phrase de Pascal est superposée avec une citation de Motörhead. Est-ce que l'auteur des Pensées se retournerait dans sa tombe en vous lisant ?
Denis MOREAU - Non, je ne crois pas. Pascal est un auteur dont je me sens proche, je le cite beaucoup. Il projetait d'écrire une « apologie de la religion chrétienne » (dont nous sont parvenus les fragments qui composent les Pensées), et c'est exactement ce que j'ai voulu faire. Et il ne se privait pas de faire rire: relisez les Provinciales! Mais enfin, je n'ai jamais compris pourquoi la philosophie ne devrait pas être drôle: quel dommage! « Dieu aime celui qui donne en riant », dit saint Paul. Je me reconnais volontiers en compagnon de Voltaire, qui pourtant n'est pas mon ami intellectuellement, mais au moins son Dictionnaire philosophique a le mérite de faire rire. Sur le caractère hétéroclite des références, c'est surtout le reflet de ce que je suis, un peu bigarré: je vais par exemple à la messe le dimanche, et au Hellfest chaque année. Ce sont deux lieux qui comptent dans ma vie, j'en parle donc.
FIGAROVOX- Êtes-vous un chrétien hédoniste, sans morale ? Un « édeniste », en quelque sorte ?
Denis MOREAU - Hédoniste, oui, mais pas sans morale. Il y a un usage régulé des bonnes choses. En soi, tout chrétien en quête de la vie éternelle est un hédoniste, au sens où il veut pour lui-même le plus grand bien, le maximum de plaisir. Il y a eu une dérive dans la pensée chrétienne, lorsqu'on s'est mis à tenir pour suspecte, ou condamnable, tout forme d'usage des plaisirs de ce monde. Comme si le christianisme avait été contaminé par un dualisme caricatural qui n'est ni nécessaire, ni incontestable. Le côté « chrétien jouisseur », donc, je l'assume à condition de rester philosophe, c'est-à-dire modéré.
Par ailleurs, si par « morale » vous entendez une organisation détaillée, vétilleuse de l'existence qui irait jusqu'à prescrire le détail des façons de s'habiller ou de se nourrir, alors on a ça dans la Torah ou dans les Hadîths, mais pas dans le Nouveau Testament. Les leçons de morale que donnent parfois saint Paul ou encore saint Thomas d'Aquin ne relèvent pas tant du christianisme que d'une forme de morale naturelle, raisonnable, accessible à tous. Dire que « si Dieu n'existe pas, tout est permis » est insultant pour tous les athées. Ne méprisons pas la morale ordinaire des braves gens !
FIGAROVOX- Vous qualifiez Jean-Paul II et Benoît XVI de « papes philosophes ». Quel type de pape est François ?
Denis MOREAU - Par principe, comme catholique, j'écoute avec bienveillance et obéissance (au sens étymologique: ob-audire, prêter l'oreille, écouter) tout ce que le pape a à dire, et je suis inquiet de la façon dont certains catholiques conservateurs reçoivent depuis quelque temps, de manière agressive et irrespectueuse, les enseignements du pape François. Je l'appellerais le « pape des périphéries » : il touche peut-être plus que ses prédécesseurs des gens éloignés de l'Église ou même extérieurs à la religion chrétienne. Mais tous les trois sont à mes yeux de grands papes, et j'ai conscience d'avoir vécu une période faste de l'histoire de l'Église. Jean-Paul II a su la rétablir au cœur de la crise: c'est toujours facile de détruire une institution, beaucoup moins en revanche de la reconstruire. Benoît XVI est un peu mon préféré… peut-être parce que c'était le plus philosophe des trois, son pontificat a été pour moi une sorte de fête intellectuelle continue! Mais il ne faudrait pas que des papes pour intellectuels. François a su réaliser l'ouverture, reprendre le dialogue avec le monde.
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