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04/02/2018

« Le monde chavire dans le sang non pas par excès, mais par manque de théologie »

=--=Publié dans la Catégorie "PARENTHÈSE"=--=

 


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Jean-François Colosimo livre avec Aveuglements une méditation particulièrement riche sur la crise de la modernité, l'épuisement des Lumières, le nihilisme contemporain. Le Figaro en publie les bonnes feuilles.

NIHILISME

Victoire par KO technique de l’athéisme ? Rien n’est moins sûr, hormis pour les forçats de la « libre pensée ». D’abord, notre contemporain le sait ou devrait le savoir, au titre des comptabilités macabres, l’industrie de la fin de la religion, telle qu’administrée par les totalitarismes politiques, l’emporte pour l’instant en masses, méthodes et mânes sur l’artisanat fondamentaliste. Ensuite, il s’en souvient au titre des ruses de l’histoire, les régimes révolutionnaires nommément athées, seul référent pratique en l’espèce, ont bricolé indistinctement messes, icônes et anathèmes de deuxième main pour se conserver. Enfin, il ne peut malheureusement l’ignorer au titre de sa propre vulnérabilité, il n’est plus désormais, outre l’enfance, que la terreur à laquelle on puisse accoler l’épithète de « sacrée ». Sous la double révélation, coup sur coup, de l’illusion de la croyance et du mensonge de l’incroyance, le voilà, tels les anti-héros de Dostoïevski, à croire quand il ne croit pas et à ne pas croire quand il croit. Soit la définition même, selon l’auteur des Démons, du nihilisme.

ÈRE DU VIDE

Nous y sommes. Les totalitarismes ont été défaits. Les utopies ont avorté. Les empires se sont réveillés. Les conflits ont repris. Le Commandeur philosophe et rebelle, ultime figure de la souveraineté à la française, a passé. Aujourd’hui, aucun de nos princes élus à grand renfort de quiproquos n’a lu Aristote, n’a fréquenté les écrits de Bergson ou de Bainville. Aucun ne s’est plongé dans la querelle du rivage et de la muraille qui agita Colbert et Vauban. Aucun ne s’est soucié du divorce sur les colonies qui opposa Clemenceau à Ferry. Les cartes de tarot que leur sont les dépêches, rapports et sondages leur servent de planisphère. Les abrégés de Bruxelles et les consignes de Washington, de boussole. L’ignorance consentie leur tient lieu de règle prudentielle. L’image a pour eux supplanté l’écrit et, dans le nécrologe anticipé qui leur sert de bilan illustre, les vignettes de poignées de main avec une ou deux icônes mondialisées de la dépolitisation, les penseurs ringards et renfrognés du cru devant se contenter d’un bras d’honneur, viennent modestement ponctuer les pleines pages d’embrassades fusionnelles avec les stars des charts. Et vogue la galère, si le naufrage reste soutenable !

PRÉSENCE DE SOLJENITSYNE

En 1989, ce sont les peuples qui ont mis à bas la dictature du prolétariat. Ils l’ont fait un peu pour favoriser les droits de l’homme, beaucoup pour reprendre leur identité. Cette complexion des dissidences incomprise à Paris explique qu’on y ait brûlé le Soljenitsyne critique de l’Occident après y avoir adoré le Soljenitsyne dénonciateur du Goulag pour ne pas voir qu’il s’agissait du même – et à la mesure toujours informée et mesurée de notre intelligentsia pluraliste en le conspuant soudainement comme antisémite, antidémocrate, tsariste, impérialiste, grandrusse, obscurantiste et bigot, les cancres en question méritant comme à la petite école de recopier pour demain matin les six volumes de ses oeuvres complètes déjà parus chez Fayard. Le même aveuglement a persisté sur les convulsions qui ont suivi. À peine ont-ils passé la tête hors de la caverne soviétique, ces mêmes peuples ont essuyé l’avalanche de la merx mondialisée. À la manière des noyés, ils se débattent dorénavant pour ne pas couler en poursuivant une restauration identitaire souvent délirante dans ses moyens et absurde dans ses effets. Par leur seule faute? La «régence des commissaires » dont rêvait Jean Bodin et qui siège à Bruxelles peut d’autant moins refréner ce désir tous azimuts de barrières et bornages que les frontières ellesmêmes ne cessent de bouger sous le Kriegspiel qui oppose Washington et Moscou et qui s’est amplifié depuis la chute du Mur. Et ce, au net avantage de l’Alliance atlantique à laquelle l’Union est inféodée. La culpabilité impardonnable de l’Est est de présenter à l’Ouest le miroir de son passé sur l’éradication duquel est censée se bâtir l’Europe.

THÉOLOGIE POLITIQUE ?

La religion de Carl Schmitt est bien manichéenne et apocalyptique. Elle célèbre le déchaînement des forces telluriques. Il puise en elle ses divinations. Ainsi va sous nos yeux le monde qu’il a décrit, dans la multiplication, à l’infini, du bourreau dont Maistre avait pressenti qu’il incarnerait le sacerdoce moderne, liant et reliant dans l’anonymat et par la décapitation, ou toute autre forme de punition capitale, la Terre et le Ciel. Pour que le sang continue d’irriguer le monde, que se poursuive l’oeuvre d’expiation universelle, que règne la terreur sans laquelle il n’est pas de Loi. Au bout de sa fascination pour Carl Schmitt, Jacob Taubes note : « Il est le Prince de ce monde. » Satan, Lucifer, Belzébuth ? Plus simplement son porte-voix. Les djihadistes qui se tuent en tuant ne savent rien de la « théologie politique ». Ce n’est pas moins leur programme. Mitrailles, balles, sabres, couteaux, marteaux, clous, ils portent la sécularisation à son terme en l’achevant. La mort est leur Dieu.

LE MOYEN ÂGE ÉTERNEL COUPABLE ?

Dieu vengeur et violence sacrée. Sacrifices publics et bains de sang. Égorgements et carnages. Moyenâgeux Daech! Médiévaux, ses chefs féodaux, ses moines soldats, ses inquisiteurs délirants. Ses femmes recluses et ses captifs suppliciés. Médiévales, son entreprise de punition universelle, sa loi absolue, son oppression morale. Et son attente apocalyptique. Affolée par aujourd’hui, l’intelligence cherche dans hier une assurance tous risques pour demain. Avide de certitudes, elle chavire dans le fétichisme. Accro au calcul, elle additionne les conjonctures et les conclusions. C’est scrupuleusement qu’elle falsifie ce qu’elle croit authentifier. L’idée de progrès lui commande de penser que le mal est barbarie et que le barbare est archaïque. La paresse mentale, depuis l’école, l’incline à en chercher la source dans des temps qui ne soient point trop reculés, vagues dans la mémoire et cependant repérables dans le paysage, assez méconnus et pourtant assez reconnaissables pour combler son besoin d’identification. La légende noire instruite par l’Éducation nationale les lui offre sous les auspices de l’obscur Moyen Âge, prototype de l’obscurantisme. C’est le plus proche antécédent qui puisse valoir antithèse idéale. Tout le monde n’a pas visité Lascaux, la «Sixtine du pariétal», mais tout un chacun a vu, même de loin, un château fort gardant à l’ombre lugubre de ses murailles, derrière ses barbacanes et meurtrières, le terrible souvenir de l’époque des piloris, des bûchers, du jugement de Dieu – et, pour les plus savants, celui de nos absurdes croisades, à l’instar du Krak des Chevaliers, planté pour rien dans les collines pelées du djebel qui s’étend de la Syrie au Liban sinon pour montrer à quelles aberrations conduit la croyance lorsqu’elle s’arme. Il ne reste dès lors, à cette intelligence fiévreuse, qu’à savoir compter, le cas échéant sur les doigts, pour trouver la martingale. À jouer du cadran et à pousser le curseur. La prophétie de Mahomet ayant suivi d’environ six cent cinquante années la prédication de Jésus, une simple soustraction, vingt et un siècles moins sept, suffit à chiffrer le retard que l’islam accuse sur l’échelle de la sécularisation. La classe! Ce sont bien les décennies 1400 de l’Hégire qu’affiche le calendrier musulman, millésime d’un âge de ténèbres révolu depuis un demimillénaire en Europe. La crise n’a rien de mystérieux. Elle n’est pas chronique, mais chronologique. Une simple affaire de jetlag historique. Soit un gros cran horaire à sauter, la Réforme, avant d’accéder aux Lumières. Pas de chance. La langue, têtue, dément le songe creux de cette arithmétique. Les thésaurus indiquent une généalogie plus proche. Plus dérangeante, aussi. Le vocabulaire de la terreur politique naît avec la Terreur révolutionnaire, en France, entre 1792 et 1795. Il n’existe pas avant. Il devient universel ensuite. C’est l’un des visages de la sécularisation. C’est l’autre don du pays des droits de l’homme au reste du monde (les deux faisant «bloc», dira Clemenceau, le « Vendéen rouge » se montrant indifférent comme les «Vendéens blancs» à la moraline bêlante). À se vouloir à l’avant-garde de l’histoire, à prétendre en être le laboratoire, on ne choisit pas entre les bonnes et les mauvaises expérimentations, on passe à l’acte – la révolution n’étant ni un « pique-nique » (Lénine), ni une « soirée de gala» (Mao), comme s’échine à le rappeler Frédéric Lordon à une extrême gauche à dormir debout.

DÉISME

Or, la plus « autodécidée » des créatures modernes est le Dieu horloger de Voltaire qui n’a d’autre choix que la cadence de son tictac et qui, avec la régularité d’un métronome, invite l’humanité à l’imiter en s’auto-contraignant à la civilisation, à l’éducation et à la démocratie – à s’autodiviniser par le mécanisme. Le socialisme veut régler l’heure, le libéralisme laisser trotter les aiguilles. La singularité des sans-culottes aura été de vouloir arrêter le temps dans la seconde, top chrono. Tout à la fois de l’interrompre, de le fixer, de le décréter. Et, pour ce faire, de devoir briser le cadran – l’an II marquant déjà un intolérable retard sur l’année zéro. Le déisme, en tant que religion naturelle, est constitutif de la révolution comme retour à l’état de nature. Mais même pour Rousseau, cet état primitif est une fiction. (…) La logique suprême de la Terreur, « la liberté ou la mort », découle d’une « violence fondatrice proprement juridique et politique ».

ISLAM

Le risque cependant est que le monde occidental persiste dans ces deux aveuglements majeurs. Le premier de considérer avec amitié le monde sunnite et hostilité le monde chiite – ce qu’on aura vu encore lors des « printemps arabes », instrumentalisés par les États-Unis au service de leurs alliés. C’est pourtant seulement du chiisme que peut advenir une réconciliation de l’islam avec luimême et, de là, avec les autres religions ou civilisations, c’est-à-dire avec l’humanité historique que l’islamisme veut déshumaniser parce que lui-même est déshistoricisé. Exégèse allégorique, histoire ouverte, prophétologie récurrente, clergé canonique, culture de l’image, culte du féminin, primauté de la justice et sens de l’altérité : aucune des médiations ne fait défaut dans cet univers dominé par l’idée d’imitation libératrice. La seconde erreur est de continuer à réclamer du monde musulman, principalement sunnite, qu’il se réforme – il l’a déjà fait. De se réinventer en islam des Lumières : mais cet islam-là, moderne, existe, et c’est très précisément l’islamisme. De sortir de la religion : il s’y essaie par l’excès de religion. La sécularisation est une dans son principe, diverse dans ses effets. L’islam changera non pas en se politisant autrement, mais en se théologisant par lui-même – le problème est qu’en Occident, sur ce point, l’interlocuteur est aux abonnés absents.

LA CRAINTE ET L’AMOUR

Le monde aujourd’hui chavire dans le sang non pas par l’excès, mais par le manque de théologie. C’est Dieu qui se sacrifie, pas l’homme qui sacrifie. Le sens ultime du geste vain d’Abraham levant le couteau sur Isaac, c’est que jamais le mortel ne contentera l’immortel en lui immolant ses fils. Il lui faudra dépasser la crainte par l’amour. S’offrir lui-même. Les chrétiens meurent en abondance pour la vie du monde, non pas afin de le gagner mais pour qu’il ne se perde pas. Comme au jardin de Gethsémani, comme pour la Parole faite chair, l’épreuve de la donation engage le «s’il était possible qu’il n’en soit pas ainsi» (Marc 14, 36; Matthieu 26, 42; Luc 22, 42; Jean 12, 27). Mais quand l’heure vient et qu’il ne peut pas en être autrement ? Le 26 juillet 2016, lorsque le père Jacques, après avoir célébré l’eucharistie, vit s’avancer vers lui ses bourreaux, ses derniers mots furent ceux de l’Évangile du jour, qu’il venait de lire : « Vade retro, Satanas », « pars, Satan ». Ils n’étaient pas adressés aux deux possédés venus l’égorger au nom du Très-Haut. Mais à son pseudo, le Diviseur, l’Homicide, l’Adversaire depuis l’origine. L’Ennemi.

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Source : Le Figaro

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