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04/02/2018

« Le monde chavire dans le sang non pas par excès, mais par manque de théologie »

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Jean-François Colosimo livre avec Aveuglements une méditation particulièrement riche sur la crise de la modernité, l'épuisement des Lumières, le nihilisme contemporain. Le Figaro en publie les bonnes feuilles.

NIHILISME

Victoire par KO technique de l’athéisme ? Rien n’est moins sûr, hormis pour les forçats de la « libre pensée ». D’abord, notre contemporain le sait ou devrait le savoir, au titre des comptabilités macabres, l’industrie de la fin de la religion, telle qu’administrée par les totalitarismes politiques, l’emporte pour l’instant en masses, méthodes et mânes sur l’artisanat fondamentaliste. Ensuite, il s’en souvient au titre des ruses de l’histoire, les régimes révolutionnaires nommément athées, seul référent pratique en l’espèce, ont bricolé indistinctement messes, icônes et anathèmes de deuxième main pour se conserver. Enfin, il ne peut malheureusement l’ignorer au titre de sa propre vulnérabilité, il n’est plus désormais, outre l’enfance, que la terreur à laquelle on puisse accoler l’épithète de « sacrée ». Sous la double révélation, coup sur coup, de l’illusion de la croyance et du mensonge de l’incroyance, le voilà, tels les anti-héros de Dostoïevski, à croire quand il ne croit pas et à ne pas croire quand il croit. Soit la définition même, selon l’auteur des Démons, du nihilisme.

ÈRE DU VIDE

Nous y sommes. Les totalitarismes ont été défaits. Les utopies ont avorté. Les empires se sont réveillés. Les conflits ont repris. Le Commandeur philosophe et rebelle, ultime figure de la souveraineté à la française, a passé. Aujourd’hui, aucun de nos princes élus à grand renfort de quiproquos n’a lu Aristote, n’a fréquenté les écrits de Bergson ou de Bainville. Aucun ne s’est plongé dans la querelle du rivage et de la muraille qui agita Colbert et Vauban. Aucun ne s’est soucié du divorce sur les colonies qui opposa Clemenceau à Ferry. Les cartes de tarot que leur sont les dépêches, rapports et sondages leur servent de planisphère. Les abrégés de Bruxelles et les consignes de Washington, de boussole. L’ignorance consentie leur tient lieu de règle prudentielle. L’image a pour eux supplanté l’écrit et, dans le nécrologe anticipé qui leur sert de bilan illustre, les vignettes de poignées de main avec une ou deux icônes mondialisées de la dépolitisation, les penseurs ringards et renfrognés du cru devant se contenter d’un bras d’honneur, viennent modestement ponctuer les pleines pages d’embrassades fusionnelles avec les stars des charts. Et vogue la galère, si le naufrage reste soutenable !

PRÉSENCE DE SOLJENITSYNE

En 1989, ce sont les peuples qui ont mis à bas la dictature du prolétariat. Ils l’ont fait un peu pour favoriser les droits de l’homme, beaucoup pour reprendre leur identité. Cette complexion des dissidences incomprise à Paris explique qu’on y ait brûlé le Soljenitsyne critique de l’Occident après y avoir adoré le Soljenitsyne dénonciateur du Goulag pour ne pas voir qu’il s’agissait du même – et à la mesure toujours informée et mesurée de notre intelligentsia pluraliste en le conspuant soudainement comme antisémite, antidémocrate, tsariste, impérialiste, grandrusse, obscurantiste et bigot, les cancres en question méritant comme à la petite école de recopier pour demain matin les six volumes de ses oeuvres complètes déjà parus chez Fayard. Le même aveuglement a persisté sur les convulsions qui ont suivi. À peine ont-ils passé la tête hors de la caverne soviétique, ces mêmes peuples ont essuyé l’avalanche de la merx mondialisée. À la manière des noyés, ils se débattent dorénavant pour ne pas couler en poursuivant une restauration identitaire souvent délirante dans ses moyens et absurde dans ses effets. Par leur seule faute? La «régence des commissaires » dont rêvait Jean Bodin et qui siège à Bruxelles peut d’autant moins refréner ce désir tous azimuts de barrières et bornages que les frontières ellesmêmes ne cessent de bouger sous le Kriegspiel qui oppose Washington et Moscou et qui s’est amplifié depuis la chute du Mur. Et ce, au net avantage de l’Alliance atlantique à laquelle l’Union est inféodée. La culpabilité impardonnable de l’Est est de présenter à l’Ouest le miroir de son passé sur l’éradication duquel est censée se bâtir l’Europe.

THÉOLOGIE POLITIQUE ?

La religion de Carl Schmitt est bien manichéenne et apocalyptique. Elle célèbre le déchaînement des forces telluriques. Il puise en elle ses divinations. Ainsi va sous nos yeux le monde qu’il a décrit, dans la multiplication, à l’infini, du bourreau dont Maistre avait pressenti qu’il incarnerait le sacerdoce moderne, liant et reliant dans l’anonymat et par la décapitation, ou toute autre forme de punition capitale, la Terre et le Ciel. Pour que le sang continue d’irriguer le monde, que se poursuive l’oeuvre d’expiation universelle, que règne la terreur sans laquelle il n’est pas de Loi. Au bout de sa fascination pour Carl Schmitt, Jacob Taubes note : « Il est le Prince de ce monde. » Satan, Lucifer, Belzébuth ? Plus simplement son porte-voix. Les djihadistes qui se tuent en tuant ne savent rien de la « théologie politique ». Ce n’est pas moins leur programme. Mitrailles, balles, sabres, couteaux, marteaux, clous, ils portent la sécularisation à son terme en l’achevant. La mort est leur Dieu.

LE MOYEN ÂGE ÉTERNEL COUPABLE ?

Dieu vengeur et violence sacrée. Sacrifices publics et bains de sang. Égorgements et carnages. Moyenâgeux Daech! Médiévaux, ses chefs féodaux, ses moines soldats, ses inquisiteurs délirants. Ses femmes recluses et ses captifs suppliciés. Médiévales, son entreprise de punition universelle, sa loi absolue, son oppression morale. Et son attente apocalyptique. Affolée par aujourd’hui, l’intelligence cherche dans hier une assurance tous risques pour demain. Avide de certitudes, elle chavire dans le fétichisme. Accro au calcul, elle additionne les conjonctures et les conclusions. C’est scrupuleusement qu’elle falsifie ce qu’elle croit authentifier. L’idée de progrès lui commande de penser que le mal est barbarie et que le barbare est archaïque. La paresse mentale, depuis l’école, l’incline à en chercher la source dans des temps qui ne soient point trop reculés, vagues dans la mémoire et cependant repérables dans le paysage, assez méconnus et pourtant assez reconnaissables pour combler son besoin d’identification. La légende noire instruite par l’Éducation nationale les lui offre sous les auspices de l’obscur Moyen Âge, prototype de l’obscurantisme. C’est le plus proche antécédent qui puisse valoir antithèse idéale. Tout le monde n’a pas visité Lascaux, la «Sixtine du pariétal», mais tout un chacun a vu, même de loin, un château fort gardant à l’ombre lugubre de ses murailles, derrière ses barbacanes et meurtrières, le terrible souvenir de l’époque des piloris, des bûchers, du jugement de Dieu – et, pour les plus savants, celui de nos absurdes croisades, à l’instar du Krak des Chevaliers, planté pour rien dans les collines pelées du djebel qui s’étend de la Syrie au Liban sinon pour montrer à quelles aberrations conduit la croyance lorsqu’elle s’arme. Il ne reste dès lors, à cette intelligence fiévreuse, qu’à savoir compter, le cas échéant sur les doigts, pour trouver la martingale. À jouer du cadran et à pousser le curseur. La prophétie de Mahomet ayant suivi d’environ six cent cinquante années la prédication de Jésus, une simple soustraction, vingt et un siècles moins sept, suffit à chiffrer le retard que l’islam accuse sur l’échelle de la sécularisation. La classe! Ce sont bien les décennies 1400 de l’Hégire qu’affiche le calendrier musulman, millésime d’un âge de ténèbres révolu depuis un demimillénaire en Europe. La crise n’a rien de mystérieux. Elle n’est pas chronique, mais chronologique. Une simple affaire de jetlag historique. Soit un gros cran horaire à sauter, la Réforme, avant d’accéder aux Lumières. Pas de chance. La langue, têtue, dément le songe creux de cette arithmétique. Les thésaurus indiquent une généalogie plus proche. Plus dérangeante, aussi. Le vocabulaire de la terreur politique naît avec la Terreur révolutionnaire, en France, entre 1792 et 1795. Il n’existe pas avant. Il devient universel ensuite. C’est l’un des visages de la sécularisation. C’est l’autre don du pays des droits de l’homme au reste du monde (les deux faisant «bloc», dira Clemenceau, le « Vendéen rouge » se montrant indifférent comme les «Vendéens blancs» à la moraline bêlante). À se vouloir à l’avant-garde de l’histoire, à prétendre en être le laboratoire, on ne choisit pas entre les bonnes et les mauvaises expérimentations, on passe à l’acte – la révolution n’étant ni un « pique-nique » (Lénine), ni une « soirée de gala» (Mao), comme s’échine à le rappeler Frédéric Lordon à une extrême gauche à dormir debout.

DÉISME

Or, la plus « autodécidée » des créatures modernes est le Dieu horloger de Voltaire qui n’a d’autre choix que la cadence de son tictac et qui, avec la régularité d’un métronome, invite l’humanité à l’imiter en s’auto-contraignant à la civilisation, à l’éducation et à la démocratie – à s’autodiviniser par le mécanisme. Le socialisme veut régler l’heure, le libéralisme laisser trotter les aiguilles. La singularité des sans-culottes aura été de vouloir arrêter le temps dans la seconde, top chrono. Tout à la fois de l’interrompre, de le fixer, de le décréter. Et, pour ce faire, de devoir briser le cadran – l’an II marquant déjà un intolérable retard sur l’année zéro. Le déisme, en tant que religion naturelle, est constitutif de la révolution comme retour à l’état de nature. Mais même pour Rousseau, cet état primitif est une fiction. (…) La logique suprême de la Terreur, « la liberté ou la mort », découle d’une « violence fondatrice proprement juridique et politique ».

ISLAM

Le risque cependant est que le monde occidental persiste dans ces deux aveuglements majeurs. Le premier de considérer avec amitié le monde sunnite et hostilité le monde chiite – ce qu’on aura vu encore lors des « printemps arabes », instrumentalisés par les États-Unis au service de leurs alliés. C’est pourtant seulement du chiisme que peut advenir une réconciliation de l’islam avec luimême et, de là, avec les autres religions ou civilisations, c’est-à-dire avec l’humanité historique que l’islamisme veut déshumaniser parce que lui-même est déshistoricisé. Exégèse allégorique, histoire ouverte, prophétologie récurrente, clergé canonique, culture de l’image, culte du féminin, primauté de la justice et sens de l’altérité : aucune des médiations ne fait défaut dans cet univers dominé par l’idée d’imitation libératrice. La seconde erreur est de continuer à réclamer du monde musulman, principalement sunnite, qu’il se réforme – il l’a déjà fait. De se réinventer en islam des Lumières : mais cet islam-là, moderne, existe, et c’est très précisément l’islamisme. De sortir de la religion : il s’y essaie par l’excès de religion. La sécularisation est une dans son principe, diverse dans ses effets. L’islam changera non pas en se politisant autrement, mais en se théologisant par lui-même – le problème est qu’en Occident, sur ce point, l’interlocuteur est aux abonnés absents.

LA CRAINTE ET L’AMOUR

Le monde aujourd’hui chavire dans le sang non pas par l’excès, mais par le manque de théologie. C’est Dieu qui se sacrifie, pas l’homme qui sacrifie. Le sens ultime du geste vain d’Abraham levant le couteau sur Isaac, c’est que jamais le mortel ne contentera l’immortel en lui immolant ses fils. Il lui faudra dépasser la crainte par l’amour. S’offrir lui-même. Les chrétiens meurent en abondance pour la vie du monde, non pas afin de le gagner mais pour qu’il ne se perde pas. Comme au jardin de Gethsémani, comme pour la Parole faite chair, l’épreuve de la donation engage le «s’il était possible qu’il n’en soit pas ainsi» (Marc 14, 36; Matthieu 26, 42; Luc 22, 42; Jean 12, 27). Mais quand l’heure vient et qu’il ne peut pas en être autrement ? Le 26 juillet 2016, lorsque le père Jacques, après avoir célébré l’eucharistie, vit s’avancer vers lui ses bourreaux, ses derniers mots furent ceux de l’Évangile du jour, qu’il venait de lire : « Vade retro, Satanas », « pars, Satan ». Ils n’étaient pas adressés aux deux possédés venus l’égorger au nom du Très-Haut. Mais à son pseudo, le Diviseur, l’Homicide, l’Adversaire depuis l’origine. L’Ennemi.

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Source : Le Figaro

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Denis Moreau : « Ce n'est pas parce que je suis croyant que je suis un imbécile ! »

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FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - Peut-on être philosophe et catholique ? Pour Denis Moreau, la réponse est oui. Parce que croire en la vie éternelle n'interdit pas d'aimer la vie de ce monde, il encourage les chrétiens à être joyeusement de leur époque, et rappelle qu'il n'est pas interdit de réfléchir lorsque l'on croit en Dieu.

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Denis Moreau est professeur de philosophie à l'université de Nantes, et spécialiste notamment de Descartes. Il vient de publier Comment peut-on être catholique? (Editions du Seuil).

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FIGAROVOX- Votre livre s'intitule Comment peut-on être catholique? en référence à l'étonnement des parisiens du XVIIIe siècle devant le Persan de Montesquieu. N'est-ce pas aussi un témoignage que vous offrez comme pour montrer comment on peut, à votre façon, être à la fois philosophe et catholique ?

Denis MOREAU - Je vais commencer par une confidence: ce n'est pas le titre que j'avais initialement envisagé ! J'avais d'abord pensé à « Pourquoi je suis catholique ». Mais c'était déjà pris, par Chesterton... Je n'avais pas pensé au second sens que vous proposez, mais il me convient bien! Je pars surtout du constat qu'être catholique suscite souvent un étonnement, que j'accueille bien volontiers, et je tente d'y répondre dans ce livre. Mais c'est vrai que c'est aussi un livre qui explique comment être catholique. Quand on écrit sur la foi, il y a une façon raisonnante d'écrire, avec des arguments, et une façon existentielle qui apporte un témoignage. La première seule serait un peu sèche, mais le seul témoignage serait trop sentimental: j'ai donc essayé d'associer les deux. Et puisque j'aborde des questions comme la prière, la confession… je propose aussi, c'est vrai, une réflexion sur la manière d'être catholique, même si ce n'était pas mon projet premier.

FIGAROVOX- Votre livre est aussi celui d'un philosophe, avec son lot de discussions théologiques, de sémantique grecque ou latine… Faut-il donc être intello pour croire encore en Dieu ?

Denis MOREAU - Ah non, surtout pas ! Vous êtes un peu dur avec moi: il me semble que lorsque j'utilise un gros mot de philosophe ou un concept technique, je les traduis systématiquement ou bien je donne des exemples. J'ai fait un réel effort de pédagogie. Je suis le descendant, du côté maternel, de paysans berrichons qui ne sont pas spécialement des intellectuels, et pourtant je suis convaincu qu'il s'agit de grands chrétiens! J'ai un profond respect pour la «foi du charbonnier» et je ne veux pas donner l'impression de la mépriser. Après, on est dans un pays où 75 % d'une classe d'âge arrive au Bac, la plupart des catholiques aujourd'hui sont des gens qui ont fait au moins un peu de philo et qui réfléchissent. Je regrette que trop souvent, la foi reste cantonnée au stade des représentations naïves de l'enfance… Je défends, non pas la nécessité, mais la possibilité d'une foi intellectuelle, et je m'inscris ce faisant dans la grande et belle histoire de l'Église, qui commence dès le prologue de l'évangile de Jean lorsque Jésus est appelé le « Logos », ce qu'on peut, en un sens, traduire par « la Raison » ou, en forçant un peu, « l'Intellectuel » ; puis la patristique, la scolastique, etc.: un séculaire et fécond compagnonnage entre christianisme et philosophie. Je veux continuer dans cette voie, à réfléchir sur la foi, et proposer comme une « spiritualité de l'intelligence ». C'est d'autant plus nécessaire que l'université, où j'évolue, est un monde sans Dieu: selon une étude sociologique menée dans 99 universités anglo-saxonnes, seuls 14 % des philosophes interrogés ont la foi. Les universitaires forment une des catégories socio-professionnelles où il y a le plus d'athées.

FIGAROVOX- Vous écrivez qu'on «n'a jamais converti personne avec des arguments»: pourtant, votre livre participe de la tradition apologétique, qui consiste à étayer par des arguments rationnels la foi chrétienne. Quel est exactement votre projet ?

Denis MOREAU - En effet, ce n'est pas un livre prosélyte. Mon but n'est pas d'arracher des conversions mais, plus modestement, d'expliquer à mes lecteurs que ce n'est pas parce que je suis croyant que je suis un imbécile! Je destine ce livre à trois catégories de personnes: ceux qui se demandent honnêtement comment on peut encore être catholique, ceux de mes coreligionnaires qui sont parfois travaillés par le doute et désirent être affermis dans leur foi, et enfin les catholiques qui s'intéressent à l'articulation entre foi et raison. Mais je ne pense pas que la lecture de mon livre suffise à convertir un athée.

FIGAROVOX- Peut-être pas le convertir… mais déringardiser l'idée qu'il se fait de votre religion ?

Denis MOREAU - Oui, et la clarifier ! J'ai beaucoup aimé le roman d'Emmanuel Carrère, Le Royaume, qui contient de beaux passages sur le combat spirituel. Il avait eu le mérite de donner une image assez juste de ce qu'est la foi, un combat spirituel permanent entre la certitude et le doute… J'aime en particulier cette phrase, parce qu'elle m'interpelle: « C'est une chose étrange, quand on y pense, que des gens normaux, intelligents, puissent croire à un truc aussi insensé que la religion chrétienne. […] Quand ils vont à l'église, ils récitent le Credo dont chaque phrase est une insulte au bon sens ». Je ne suis évidemment pas du tout d'accord, mais j'en retiens qu'il faut donc s'expliquer, montrer comment il peut être fécond, pour des croyants, d'être confrontés, par l'intelligence, à leur propre foi.

FIGAROVOX- Vous désignez aussi des ennemis, qui ne sont pas forcément ceux que l'on croit! Vous êtes plutôt « miséricordieux » avec les intellectuels athées, Onfray compris ; en revanche, vous combattez férocement vos deux bêtes noires, « catho-grognon » et « catho-puceau »…

Denis MOREAU - Pour « catho-puceau », ce ne sont que quelques lignes et si j'ai paru dur, je le regrette: c'était surtout pour rire. Les catholiques un peu « coincés » ne sont pas mes ennemis, j'ai beaucoup de respect et de tendresse à leur endroit! Seulement, pour aller convaincre nos contemporains d'une forme de vacuité des jouissances terrestres, on est plus persuasif en mobilisant des personnes qui sont d'abord passées par la débauche… comme saint Augustin ou Charles de Foucauld , qui savent de quoi ils parlent !

Pour les intellectuels athées, je suis quand même agacé par l'aplomb avec lequel certains, qui ne connaissent rien au christianisme, se permettent de le condamner. C'est un phénomène qui me paraît relativement neuf et qui n'existait pas il y a encore 20 ou 30 ans ; mais aujourd'hui, il n'est pas rare d'entendre des gens cultivés, ou prétendus tels, raconter absolument n'importe quoi à propos de la foi chrétienne. Cela ne m'empêche pas d'avoir par ailleurs une réelle admiration pour Michel Onfray, malgré ses outrances christianophobes. J'ai bien aimé ses premiers livres: il a une vraie générosité, et un désir de chercher la vérité. C'est assez rare pour être souligné.

En revanche, « catho-grognon », ça oui, je lui tape allègrement dessus ! Je sais bien que ce n'est probablement que la déclinaison catholique d'une humeur assez française, mais je ne le supporte plus. Les évangiles, saint Paul… C'est la joie ! Moralement parlant, d'un point de vue chrétien, c'est impossible d'être grognon, dans les relations avec les autres comme sur le fond. Ce serait tomber en plein sous le feu de la critique de Nietzsche: à cause de « catho-grognon », le christianisme paraît n'être qu'une doctrine réactive, et c'est une dérive. Être contre au lieu d'être pour, nier au lieu d'affirmer, râler au lieu d'être heureux: voilà bien une menace terrible pour la religion chrétienne. Nietzsche d'ailleurs frappait juste en disant : « Pour que j'apprenne à croire en leur sauveur, il faudrait que ses disciples aient un air plus sauvé ! »

FIGAROVOX- Et que vous inspire la formule « catho-décomplexé » ?

Denis MOREAU - On me place parfois dans cette catégorie. Je n'ai jamais été complexé d'être catho. Si cela veut dire accepter le dialogue et s'assumer joyeusement, le mot m'est plutôt sympathique. Le modèle de la « pastorale de l'enfouissement », qui a ses vertus dans le monde associatif où les catholiques sont très nombreux (Restos du Cœur, Secours catholique…), ne pouvait être promu que dans une société marquée encore sociologiquement par la présence du christianisme. Jacques Maritain distinguait ainsi « agir en chrétien », et « agir en tant que chrétien ». Mais aujourd'hui, devant la quasi-disparition des chrétiens, le modèle trouve ses limites: il est important de réaffirmer notre foi, y compris dans l'espace public. Il ne s'agit pas de remettre des croix partout, bien entendu, mais d'avoir le courage de ne pas dissimuler sa foi. Je ne l'ai jamais fait pour ma part, pas même à l'université, et cela n'a pas freiné ma carrière pour autant! Mes collègues sont des gens suffisamment ouverts d'esprit pour accepter que l'on puisse croire en Dieu. Et je suis d'ailleurs frappé par le nombre de chrétiens qui figurent au rang d'illustres philosophes de notre temps: Jean-Luc Marion ou Rémi Brague, déjà, pour ne citer qu'eux… Je suis pour ma part reconnaissant envers la République de m'avoir permis à moi, catholique revendiqué, de faire une carrière honorable et dans de bonnes conditions. Pour le reste, quant aux modalités sous lesquelles on se présente « en tant que chrétien », il appartient à chacun de faire preuve de discernement, car rechercher à tout prix le choc, le «scandale», n'est pas non plus une posture catholique. Réclamer qu'on installe une crèche dans chaque mairie, par exemple, n'est d'abord exigé par aucun texte émanant d'une quelconque autorité dans l'Église, mais en outre cela me semble contraire au bien commun, qui inclut la recherche et la préservation de la concorde civile. FIGAROVOX- Vous êtes plus virulent en revanche sur la question de l'argent. Sans être une contre-culture, vous affirmez néanmoins que le catholicisme porte en lui une contestation profonde d'un monde fondé seulement sur les relations matérielles entre individus ?

Denis MOREAU - Je n'aime pas en effet le terme de « contre-culture », devenu une sorte de slogan chez les catholiques depuis le début des années 2010. Je refuse catégoriquement que le catholicisme ne se pense que par opposition, et ne fasse qu'exister « contre » quelque chose ou quelqu'un. Je suis plutôt pour une inculturation: les chrétiens doivent s'affirmer au travers des formes culturelles de leur époque, plutôt que de chercher à en bâtir une culture « autre ».

Pour en revenir à l'argent, je cite à ce propos saint Paul, les Évangiles, Bossuet et presque tous les papes depuis Léon XIII. Depuis la première « encyclique sociale », Rerum Novarum en 1891, il y a une critique continue et massive du capitalisme dérégulé et du caractère toxique de l'argent lorsqu'il est mis au centre de nos vies. Le pape François ne dit rien de plus à ce propos que Paul VI, Benoît XVI ou Jean-Paul II… On en parle peut-être plus parce que les mots qu'il choisit sont neufs, mais sur le fond, il est en continuité avec toute la tradition de l'Église. C'est là qu'on trouve des points de rapprochement possible entre les catholiques et les altermondialistes. Depuis la chute du mur de Berlin, le modèle économique qui a triomphé ne me semble pas bon (quoique meilleur que celui dont il a triomphé…), et tout le monde en connaît la réalité. Un chrétien ne peut pas se satisfaire d'une telle concentration de richesses entre les mains des 1 % les plus riches du monde. Pour arrêter cette folle machine, nous devrons être nombreux: les ZAD ou autres Nuit Debout ne suffiront pas… Il existe une structure, pardon de la nommer comme cela, de 1,3 milliard de personnes, qui dispose d'un corpus anticapitaliste solide et séculaire: c'est l'Église catholique. Comme le disait déjà Pasolini, elle est la seule Internationale anticapitaliste qui fasse le poids - si la base suivait, car les fidèles sont souvent en retrait par rapport à la radicalité du discours du pape sur ces sujets.

FIGAROVOX- Lorsque vous reprochez à nos contemporains de vouloir se sauver par leurs propres forces, est-ce en creux une critique à l'encontre du transhumanisme ?

Denis MOREAU - Dans mon livre, le premier chapitre s'intitule « Salut à vous ! », et ce n'est pas pour rien : le thème du salut est ma porte d'entrée dans la religion chrétienne. Je constate que depuis 2500 ans, il y a des théories pour prôner un salut par soi-même: chez les stoïciens d'abord, puis chez Pélage et aujourd'hui chez des sortes de néo-païens… Le christianisme vient leur répondre : « tu n'y arriveras pas tout seul ». Quant à chercher à combattre la mort, cela ne date pas non plus d'aujourd'hui : chez Descartes, on lisait déjà l'annonce d'une victoire définitive contre la maladie et la vieillesse. Philosophiquement, les scientifiques qui nous promettent une forme d'immortalité me paraissent surtout grotesques. Ce fantasme travaille l'humanité depuis ses débuts. Le premier geste chrétien, c'est de se reconnaître faible, manquant, mortel aussi.

FIGAROVOX- Vous abordez beaucoup de sujets avec humour, et même en exergue du livre, une phrase de Pascal est superposée avec une citation de Motörhead. Est-ce que l'auteur des Pensées se retournerait dans sa tombe en vous lisant ?

Denis MOREAU - Non, je ne crois pas. Pascal est un auteur dont je me sens proche, je le cite beaucoup. Il projetait d'écrire une « apologie de la religion chrétienne » (dont nous sont parvenus les fragments qui composent les Pensées), et c'est exactement ce que j'ai voulu faire. Et il ne se privait pas de faire rire: relisez les Provinciales! Mais enfin, je n'ai jamais compris pourquoi la philosophie ne devrait pas être drôle: quel dommage! « Dieu aime celui qui donne en riant », dit saint Paul. Je me reconnais volontiers en compagnon de Voltaire, qui pourtant n'est pas mon ami intellectuellement, mais au moins son Dictionnaire philosophique a le mérite de faire rire. Sur le caractère hétéroclite des références, c'est surtout le reflet de ce que je suis, un peu bigarré: je vais par exemple à la messe le dimanche, et au Hellfest chaque année. Ce sont deux lieux qui comptent dans ma vie, j'en parle donc.

FIGAROVOX- Êtes-vous un chrétien hédoniste, sans morale ? Un « édeniste », en quelque sorte ?

Denis MOREAU - Hédoniste, oui, mais pas sans morale. Il y a un usage régulé des bonnes choses. En soi, tout chrétien en quête de la vie éternelle est un hédoniste, au sens où il veut pour lui-même le plus grand bien, le maximum de plaisir. Il y a eu une dérive dans la pensée chrétienne, lorsqu'on s'est mis à tenir pour suspecte, ou condamnable, tout forme d'usage des plaisirs de ce monde. Comme si le christianisme avait été contaminé par un dualisme caricatural qui n'est ni nécessaire, ni incontestable. Le côté « chrétien jouisseur », donc, je l'assume à condition de rester philosophe, c'est-à-dire modéré.

Par ailleurs, si par « morale » vous entendez une organisation détaillée, vétilleuse de l'existence qui irait jusqu'à prescrire le détail des façons de s'habiller ou de se nourrir, alors on a ça dans la Torah ou dans les Hadîths, mais pas dans le Nouveau Testament. Les leçons de morale que donnent parfois saint Paul ou encore saint Thomas d'Aquin ne relèvent pas tant du christianisme que d'une forme de morale naturelle, raisonnable, accessible à tous. Dire que « si Dieu n'existe pas, tout est permis » est insultant pour tous les athées. Ne méprisons pas la morale ordinaire des braves gens !

FIGAROVOX- Vous qualifiez Jean-Paul II et Benoît XVI de « papes philosophes ». Quel type de pape est François ?

Denis MOREAU - Par principe, comme catholique, j'écoute avec bienveillance et obéissance (au sens étymologique: ob-audire, prêter l'oreille, écouter) tout ce que le pape a à dire, et je suis inquiet de la façon dont certains catholiques conservateurs reçoivent depuis quelque temps, de manière agressive et irrespectueuse, les enseignements du pape François. Je l'appellerais le « pape des périphéries » : il touche peut-être plus que ses prédécesseurs des gens éloignés de l'Église ou même extérieurs à la religion chrétienne. Mais tous les trois sont à mes yeux de grands papes, et j'ai conscience d'avoir vécu une période faste de l'histoire de l'Église. Jean-Paul II a su la rétablir au cœur de la crise: c'est toujours facile de détruire une institution, beaucoup moins en revanche de la reconstruire. Benoît XVI est un peu mon préféré… peut-être parce que c'était le plus philosophe des trois, son pontificat a été pour moi une sorte de fête intellectuelle continue! Mais il ne faudrait pas que des papes pour intellectuels. François a su réaliser l'ouverture, reprendre le dialogue avec le monde.

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Source : Le Figaro

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