05/09/2018
Les juifs et les "chinetoques"...
=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=
« — Cher Maître, dit Roger Nimier, j'ai le plaisir de vous présenter mon frère de lait, Jean Namur, qui vous admire énormément.
— Ah, répond Céline en ricanant, vous êtes venu voir la vedette !
— Cher Maître, reprend Nimier, c'est au médecin que j'aimerais m'adresser… Il s'agit d'un mal assez particulier…
— Ah oui ? fait Céline, toujours intéressé par un cas médical qui se présente. De quoi souffre-t-il ?
— Eh bien, voilà. Ce pauvre Jean est gravement atteint d'onanisme… Pouvez-vous faire quelque chose pour lui ?
— Combien de fois par jour ? Au moins dix fois, dites-vous ? Oui, c'est vraiment abusif. Il faut agir au plus vite. Un instant…
Emmitouflé dans trois épaisseurs de laine et de drap, le cou entouré d'un foulard d'un blanc douteux, Céline s'extrait de son fauteuil d'osier, chasse au passage deux chats endormis sur une table, fait crier le perroquet qui a fourré son bec dans une boîte de sardines, enfonce le bras dans un mur de papiers et revient, tenant à la main son Vidal, dont il feuillette les pages :
-— Voilà… Onanisme… Avez-vous des tremblements ?
Namur prend un air modeste et s'apprête à répondre, mais Nimier le devance :
— Oui, absolument. Le pauvre Jean est pris, par moments, de terribles tremblements.
— Je vais vous faire une ordonnance. Ne vous inquiétez pas, le rassure Céline, d'une voix très douce, comme chargée d'affection. Vous commencerez par vous tremper trois fois par jour les parties dans l'eau froide, ensuite vous appliquerez l'onguent que je vais vous indiquer et vous prendrez pendant trois mois des pilules, extrêmement efficaces.
Le plus souvent, Nimier fait le pèlerinage de Meudon le dimanche, en compagnie de Marcel Aymé et d'Antoine Blondin. Cette fois, privé de voiture, il a demandé à Namur de le conduire, le chargeant d'apporter un pot de confiture d'orange dont Céline est friand, et c'est sans doute en chemin que lui est venue l'idée de cette mystification, dont son ami Namur, qui en a l'habitude, va faire les frais.
Une autre fois, ce sera mon tour, m'attribuant un priapisme persistant, certes flatteur, mais dont il décrivit au docteur Destouches, plus connu sous le nom de Louis-Ferdinand Céline, le caractère extrêmement douloureux, avec un accent de sincérité comme seul le mensonge le plus énorme savait lui en inspirer.
(…)
Le moment est venu, d'ailleurs, de le laisser se reposer, car il commence à donner des signes de fatigue. Avant de partir, je lui transmets le salut de Marcel Aymé que j'ai vu l'avant-veille :
— Ah, cette grosse vache de Marcel… soupire-t-il, utilisant cette expression qui lui est familière.
À présent, avec Aymé, tout baigne dans l'huile. Ça n'est plus comme lorsqu'il le traitait de "petit plumaillon"… Il faut dire que Marcel Aymé a été fantastique pour lui. Quand Céline était exilé au Danemark, il a été le premier à se démener en sa faveur. "C'est le plus grand écrivain français et, sans doute, le plus grand lyrique que nous ayons jamais eu", s'épuisait-il à répéter à tous vents, afin de convaincre les juges et la presse de réviser leur conviction toute faite. Cela n'a pas empêché l'impossible Céline, lors d'une visite de Marcel Aymé, à Meudon, de lui sortir une énormité. À savoir qu'il avait "une sale tête de juif" ! Ils sont restés brouillés quinze jours. Céline, heureusement, n'en veut jamais bien longtemps à ceux à qui il fait, verbalement, du mal…
À propos des "sales têtes de juif", Frédéric Vitoux, auteur de la magnifique et insurpassable "Vie de Céline" (Grasset) où il a réussi l'exploit de fourrer le bonhomme tout entier dans un livre et de l'y conserver vif, me racontera, près de quarante ans plus tard, deux anecdotes, tenues de la bouche même d'un témoin, qui éclairent l'antisémitisme obsessionnel de Céline, d'un jour particulier, à la limite de la parodie volontaire.
Céline qui, durant toute l'Occupation, n'a quasiment pas fréquenté les Allemands — en tout cas infiniment moins que l'éminent Claudel ou le charmant Cocteau — s'est laissé convaincre, tout à la fin, par Jacques Benoist-Méchin, d'assister à un dîner à l'ambassade d'Allemagne chez Otto Abetz, qui recevait quelques collaborateurs notoires et des personnalités nazies.
Comme Céline restait silencieux, Otto Abetz entreprit de lui poser quelques questions anodines, du genre : "Que faites-vous en ce moment ?" — "Eh bien, répondit Céline, je me pose une question à propos d'Hitler : comment se fait-il qu'on laisse un juif à la tête de l'Allemagne ?"
On imagine le silence qui s'ensuivit et l'épouvantable embarras d'Abetz qui savait qu'à coup sûr, on allait répéter en haut lieu ce propos insensé et que, d'une manière ou d'une autre, on l'en tiendrait responsable. Alors, très finement, le diplomate fit un signe au majordome et dit à haute voix : "M. Céline est pris d'un malaise. Appelez vite une voiture et qu'on le ramène d'urgence à son domicile !"
Pris de court, Céline, sans réagir, se laissa embarquer, et son hôte put enfin respirer.
L'autre "célinade" — dont Ramon Fernandez avait été le témoin — intervint après le débarquement, alors que les soldats allemands — de tous âges et en pleine déconfiture — traversaient la capitale. Alors que son compagnon avec qui il marchait rue de Rivoli relevait leur triste allure, Céline se pencha vers lui et lui dit, sur le ton de la confidence : "Mais regardez-les ! Vous n'avez pas remarqué ? Ce sont tous des juifs !"
Mais retournons à l'instant où Nimier et moi allons prendre congé. À peine Céline vient-il de dire de Marcel Aymé : "Ah, ce vicieux, quel véritable ami !" que je prononce innocemment le nom de Gen Paul.
Aussitôt, Céline entre dans une fureur noire : "Ah, le pourri ! La bête à fric !", etc. Son vieil ami Gen Paul, qui était prudemment parti visiter les États-Unis à la fin de la guerre, ne lui avait pas pardonné de l'avoir "mouillé" avec l'Occupant. Et, depuis lors, il s'abstenait soigneusement de tout contact avec le "pestiféré".
Mais le lait bouillant retombe aussi vite qu'il avait monté et, d'une voix bien calme, Céline nous dit, en guise d'adieu: "De toute façon, on en a rien à foutre. Les Chinetoques viendront bientôt régler tout ça".
Le 4 juillet 1961, devant le caveau provisoire, au cimetière de Meudon, il n'y aura pas foule autour du cercueil de Louis-Ferdinand Céline. Il y aura beaucoup mieux que cela : une cinquantaine de vrais amis, au premier rang desquels Marcel Aymé et Roger Nimier. À côté du "désastreux épicier", Gaston Gallimard, profondément ému.
Il n'y aura pas non plus de vibrant discours. C'est dans Paris-Presse, du même jour, que Kléber Haedens écrira la plus belle épitaphe qui pouvait honorer "le Breton qui rêvait du grand large et était resté ligoté à la terre, le marin des traversées fantômes, perdu enfin de l'autre côté de la vie" : "Depuis ce matin, la voix de Céline écrase les puissances liguées, cette voix formidable que l'on a voulu étouffer sous les cendres et qui va résonner jusqu'à la fin des temps." »
Christian Millau, Au galop des Hussards
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