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30/05/2020

Guilluy : « La société multiculturelle est profondément paranoïaque »

=--=Publié dans la Catégorie "PARENTHÈSE"=--=

 



 

ENTRETIEN. Pour le géographe, le repli identitaire est une conséquence logique du modèle multiculturel, arrivé dans les bagages de la mondialisation.

Propos recueillis par Clément Pétreault

Et si l'on pouvait expliquer la réorganisation affinitaire du pays en étudiant la question du logement ? C'est l'exercice auquel se livre depuis plusieurs années Christophe Guilluy, géographe et essayiste qui a théorisé l'idée d'une France périphérique, ces citoyens que l'on a retrouvés sur les ronds-points avec un gilet jaune fin novembre, en guerre contre la hausse du carburant. Pour le géographe, cette France populaire serait aujourd'hui condamnée à être amère, car enfermée en dehors des grandes métropoles, tenue à l'écart des marchés de l'emploi et culturellement ringardisée, comme reléguée au rang de part inutile de la société. Ses thèses, combattues par une partie de la gauche française, sont aujourd'hui traduites aux États-Unis.

Le Point : L'absence de mixité sociale et ethnique est souvent désignée comme la principale cause des replis qui fracturent le pays…

 

Christophe Guilluy : Ce n'est pas parce qu'un quartier est multiethnique que les réseaux de sociabilité sont mixtes. Lorsqu'un quartier se gentrifie, on observe un vrai phénomène de séparatisme social. Prenons l'exemple des collèges dans l'Est parisien. On a constaté que le processus de gentrification des quartiers s'accompagnait toujours d'une ethnicisation des collèges. Cela signifie que des gens plutôt ouverts au modèle multiculturel peuvent aussi être acteurs de la ghettoïsation des quartiers. Je ne crois pas qu'ils soient cyniques, ils sont sincères. Simplement, ils mettent en place, consciemment ou non, des dynamiques qui vont aboutir à des organisations sociales encore plus clivées... J'insiste sur le terme d'acteurs ; ils sont des acteurs dans la mesure où ils font des choix et peuvent changer le cours des choses, les catégories aisées ont toujours la possibilité de bouger, ce qui n'est pas le cas des milieux populaires, banlieues comme France périphérique.

Le Point : Les élites cultivent aussi leurs replis identitaires ?

Christophe Guilluy : Oui ! Le monde d'en haut a fait sécession, il s'est métamorphosé en citadelle médiévale et a abandonné toute notion de bien commun. Une fois encore, je ne crois pas que cela se soit fait par cynisme, mais je crois plus à un oubli. On a oublié qu'il existait un peuple. Sauf que la disparition de la classe moyenne et la disparition des valeurs de la société ont fait exploser le modèle. Les élites abandonnent le bien commun en laissant planer un gros risque sur l'État providence. Il ne faut pas s'étonner de ce que les classes populaires s'interrogent et cherchent à préserver ce qu'il leur reste, leur capital social et culturel. Nous sommes dans un modèle mondialisé, ce que nous vivons, d'autres le vivent aussi.

Le Point : Le modèle d'intégration français peut-il constituer une barrière contre ce phénomène de repli ?

Christophe Guilluy : On peut discuter à l'infini du modèle assimilationniste républicain que l'on a cru être le meilleur modèle au monde… Nous ne serions pas comme ces Anglo-Saxons communautaristes, nous serions capables d'assimiler ! Pourquoi pas, sauf que ça dysfonctionne partout. Pourquoi ? D'une part, en raison de l'importance des flux et, d'autre part, en raison de la disparition des classes moyennes. L'intégration se faisait d'abord par un effet miroir. On voulait ressembler à son voisin qui avait du boulot, à ce voisin dont les enfants allaient à l'école qui leur promettait une ascension sociale, à ce voisin courtisé par les partis politiques et culturellement « respecté » par l'intermédiaire de grandes figures dans le cinéma, par exemple… L'American way of life, c'était arriver aux États-Unis et avoir envie de ressembler au mec d'à côté, tout simplement !

 



 

Le Point : Ne cultivez-vous pas la nostalgie d'un peuple mythifié ?

Christophe Guilluy : Je ne mythifie pas le peuple, il y a des racistes, des salauds, des homophobes et des antisémites un peu partout, sauf que ceux d'en haut sont plus discrets. Les débats sur l'intégration ou l'assimilation peuvent tourner à l'infini, car les agents d'intégration sont absents. Ils sont partis. On les traite de « losers », de « perdants de la mondialisation », de « déplorables », et j'en passe. Qui a envie de ressembler à un « déplorable » ? Personne.

Le Point : Pensez-vous que le séparatisme culturel soit devenu inéluctable ?

Christophe Guilluy : La société multiculturelle est profondément paranoïaque et le séparatisme s'inscrit naturellement en mouvement de fond des sociétés inégalitaires multiculturelles. Tout le monde pense être victime de tout le monde, mais il n'y aura jamais de satisfaction générale. Dans un monde où l'autre ne devient pas soi, on a besoin de savoir combien va être « l'autre ». La question du rapport entre majorité et minorités joue à plein. Pourquoi ? L'histoire juive est éclairante : quand on est minoritaires, on dépend de la bienveillance de la majorité.

Le Point : Comment expliquer cette flambée des discours identitaires ?

Christophe Guilluy : Une société paranoïaque où personne ne sera jamais complètement satisfait de son sort est une société où tout le monde se croira toujours en danger culturel. Cela crée des angoisses. Il y a une forme d'utopie de la société « united colors of Benetton ». Ce mythe est plein de naïveté. Une société multiculturelle, c'est tendu à cause de la polarisation de l'emploi. À l'échelle mondiale, on voit bien que l'on détruit plus d'emplois que l'on en crée. Les gens ont bien compris que ce qui se joue, c'est le réseau. Cette compréhension va renforcer le grégarisme social et culturel. La question du racisme est intrinsèque à l'être humain, l'enjeu, c'est de faire baisser les tensions.

Le Point : Pour vous le populisme semble être la conséquence logique de la mondialisation…

Christophe Guilluy : Les manifestations de Gilets jaunes disaient : « Nous voulons faire société. Nous voulons être économiquement intégrés. Nous voulons du boulot, un iPhone et abonnement Netflix. » Ces gens font partie de la mondialisation comme tout le monde. La classe ouvrière a joué le jeu de la mondialisation, elle a voté pour l'Europe, et se retrouve aujourd'hui en concurrence frontale avec les ouvriers chinois. On ne peut pas lui en vouloir de douter. De la même manière, je ne crois pas que les brexiters soient « contre l'Europe », simplement, ils ont voulu signifier leur existence et préserver ce qui leur restait, un capital social et culturel capable de faire baisser le niveau d'insécurité sociale et culturelle.

 

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SOURCE : Le Point

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