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20/03/2024

Ce sont toujours les pires salauds qui s’avancent le cœur sur la main

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

 

« Dans cette immense réserve, donc, dans ce Jardin des Plaisirs qu’est en train devenir la planète, il y aura encore des accidents, des affrontements, des catastrophes. Des actes de folie isolés. Des faits divers, des tueries. Des retours de flammes nationalistes, ethniques, religieux, idéologiques. Mais tout va se régler peu à peu. Le Nouvel Ordre Mondial y veille à la satisfaction générale.

L’utopie d’un univers où ne régneraient plus que la gentillesse, la tendresse, les bonnes intentions, devrait naturellement faire froid dans le dos : c’est le plus effrayant de tous les rêves parce qu’il est réalisable. Mais non. Personne ne semble le redouter. À coups de lois dans chaque pays, à coups d’opérations de police à la surface de la terre, on voit le programme s’imposer avec une grande rapidité. Dans le Golfe, il y a quelques mois, par exemple, il ne s’agissait pas principalement d’écraser des Arabes ; il s’agissait surtout de commencer à les convertir aux charmes de notre Mouroir bigarré. Les "guerres" nécessitées par la conquête ne nous paraissent terrifiantes que parce qu’elles surgissent comme des interruptions (les plus brèves possibles heureusement, la pub doit continuer, the "Show must go on") de la vie désormais considérée comme normale. Nous savons que ces actes de violence sont commis contre les peuples "pour leur bien" ; nous préférerions seulement qu’ils s’accomplissent dans la plus grande douceur possible… Malheureusement c’est difficile. Comme le disait déjà Clausewitz, "les âmes philanthropiques pourraient bien sûr s’imaginer qu’il y a une façon ingénieuse de désarmer et de défaire l’adversaire sans trop verser de sang et que c’est le véritable art de la guerre. Si souhaitable que cela semble, c’est une erreur qu’il faut dénoncer. Dans une affaire aussi dangereuse que la guerre, les pires erreurs sont précisément celles causées par la bonté ". En ce domaine comme dans les autres, le Bien, on ne le répétera jamais assez, est le plus mortel ennemi du bien. Si le Mal peut avoir parfois des effets heureux (la concentration des arsenaux nucléaires, dénoncée par les prêcheurs de tous les pays, mais empêchant pendant quarante ans que se déclenche une guerre mondiale), le Bien, lui, c’est sa fatalité, produit toujours les pires désastres. La bonne volonté porte malheur.
"Le vulgaire peu perspicace, dit encore Bernard de Mandeville, aperçoit rarement plus d’un maillon dans la chaîne des causes ; mais ceux qui savent porter leurs regards plus loin et veulent bien prendre le temps de considérer la suite et l’enchaînement des événements, verront en cent endroits le bien sortir du mal à foison, comme les poussins sortent des œufs." Balzac évoque la vertu comme on parlerait du mauvais œil ("les vertueux imbéciles qui ont perdu Louis XVI"). Son tableau, dans "Beatrix", des turpitudes de la Bienfaisance, pourrait devenir un assez joli portrait de notre époque, moyennant quelques changements de noms :
"On se distingue à tout prix par le ridicule, par une affectation d’amour pour la cause polonaise, pour le système pénitentiaire, pour l’avenir des forçats libérés, pour les petits mauvais sujets au-dessus ou au-dessous de douze ans, pour toutes les misères sociales. Ces diverses manies créent des dignités postiches, des présidents, des vice-présidents et des secrétaires de sociétés dont le nombre dépasse à Paris celui des questions sociales qu’on cherche à résoudre."

Je cite quelques écrivains parce qu’ils sont seuls à avoir su, à avoir su voir, à avoir su dire, que ce sont toujours les pires salauds qui s’avancent le cœur sur la main. "La moitié des bienfaits sont des spéculations", écrit encore Balzac quelque part. Et Sade, dans "La Philosophie dans le boudoir" : "La bienfaisance est bien plutôt un vice de l’orgueil qu’une véritable vertu de l’âme"… "C’est par l’ostentation qu’on soulage ses semblables, jamais dans la seule vue de faire une bonne action." Oui, oui, ils ont tous écrit la même chose. Encore un paragraphe de Sade à propos des femmes vertueuses : "Ce ne sont pas, si tu veux, les mêmes passions que nous qu’elles servent, mais elles en ont d’autres, et souvent bien plus méprisables… C’est l’ambition, c’est l’orgueil, ce sont des intérêts particuliers, souvent encore la froideur seule d’un tempérament qui ne leur conseille rien. Devons-nous quelque chose à de pareils êtres, je le demande ?"

Au tournant de son cinquième acte, Don Juan, soudain, changeant de masque, s’empare du discours vertueux et cesse de faire le mal à ses propres frais pour le commettre au nom du ciel. "Le personnage d’homme de bien est le meilleur de tous les personnages qu’on puisse jouer", annonce-t-il. C’est le sommet de la pièce évidemment. L’Hypocrite bienfaisant est toujours un grand moment de théâtre parce que l’essence même du théâtre c’est l’étalage de l’hypocrisie par laquelle la réalité, en retour, se révèle comme théâtre de crédulité universelle. Balzac félicitait Molière d’avoir "mis l’hypocrisie au rang des arts en classant à jamais Tartuffe dans les comédiens". Le Spectacle n’existerait pas si les discours avaient intérêt à coïncider avec les actes. Don Juan découvre donc, lui aussi, en grand artiste qu’il est, l’arme absolue de cette logique renversante mais efficace selon laquelle, pour commettre des crimes en toute quiétude, il faut que ceux-ci soient "légalisés" par l’étalage de leur contraire vertueux. De même que le froid artificiel d’un réfrigérateur est fabriqué par des organes mécaniques chauds, de même la production de victimes en série exige d’être enveloppée de discours qui nient la victimisation, et même ont l’air de la combattre. Le véritable crime ne peut durer qu’à cette condition aseptisante. »

Philippe Muray, "Tartuffe" in L'Empire du Bien

 

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