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28/03/2024

Colorisation générale dans l’intérêt du public

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

 

« Plus la Bienfaisance se répand, plus l’éventail se rétrécit, plus les distances se raccourcissent et se referment les espaces. Les nuances de la palette s’amenuisent, toutes les situations se "colorisent"… Au fond c’était bien de cela aussi qu’il s’agissait, avec cette petite tentative de coup de force gouvernemental contre les irrégularités de l’orthographe : d’une colorisation générale dans l’intérêt du public. Pour son bien. Pour qu’il vive mieux la vie qui a été ôtée. Tout à la moulinette collectiviste ! Plus de privilèges même esthétiques ! Que le global absorbe le local ! Que le général mange le particulier ! Que le public gobe le privé ! Que le singulier disparaisse enfin dans la bouillie du troupeau ! Un seul pinceau pour tous les goûts ! Une seule couleur pour l’arc-en-ciel, une seule colorisation dégoulinante, comme chez ces Américains qui savent depuis des éternités qu’ils n’ont pas la moindre chance de comprendre quoi que ce soit aux films (et plus largement à ce qui n’est pas l’Amérique), s’ils ne prennent pas la précaution de les coloriser avant de les regarder ; ou mieux encore, dans le cas de productions étrangères, s’ils ne les refilment pas d’abord à leur convenance. Aux États-Unis (l’une des provinces les plus riches et vastes de Cordicopolis), il n’est déjà plus seulement impossible de faire voir au public des films sous-titrés, mais même d’obtenir que les gens se déplacent pour des spectacles étrangers doublés. Si on veut que les salles se remplissent, il faut tout re-filmer, tout retraduire dans des paysages américains, avec des interprètes américains, des mouvements de caméra américains.

À peu près comme si vous exigiez, vous, ici, une version de "Crime et châtiment" se déroulant à Dijon parce que vous n’êtes jamais allé à Saint-Pétersbourg. Ou encore, comme si Faulkner devait rester inimaginable tant qu’on ne l’aura pas réécrit en transplantant ses histoires par exemple dans le marais poitevin. Voyez cette anecdote amusante : pour "Amarcord", Fellini avait tourné une descente d’égoutiers au fond d’une fosse septique. Les distributeurs américains lui firent observer que le public ne comprendrait pas puisqu’il n’existait aucune fosse de ce genre aux États-Unis. Fellini, donc, coupa la séquence. Évidemment, coloriser des vieux films ou en translater de plus récents dans des décors de Pennsylvanie, supprimer des plans, en rectifier d’autres, tout cela vaut mieux, mille et mille fois, que de brûler des livres à Berlin au milieu des années 30, n’allez pas me faire dire des choses. Vous ne me verrez pas déraper dans l’antiaméricanisme primaire, c’est très mal porté d’abord, ça fait vieux con, Duhamel, réactionnaire moisi grotesque. Je ne vais pas chatouiller ce tabou. Ce qu’il y a pourtant de curieux, c’est que ce sont les mêmes qui agitaient, il y a quinze ans, l’épouvantail de l’anticommunisme primaire, et qui ne veulent pas aujourd’hui qu’on se montre antiaméricain primaire. Leur Passion phobique du primaire donnerait envie d’y aller voir, si on avait un Peu plus de temps, dans leur prose inoubliable, ce qu’ils ont à nous proposer, eux, de tellement secondaire ou tertiaire. Mais peu importe, je continue. En ce qui concerne les États-Unis, la plupart feignent d’imaginer qu’il s’agit encore de pourfendre, comme il y a soixante ans, les envahisseurs de Wall Street, le "matérialisme" 'yankee' ou les fabricants de corned-beef. Ils voudraient que tout le monde soit convaincu que ce qui a pu être vrai un jour le restera pour l’éternité. Si j’avais un peu plus de place, je ne me gênerais pas pour évoquer les sentiments qui furent les miens lorsque je découvris le Nouveau Monde. Je le ferai ailleurs, une autre fois. Je dois bien des réflexions à cette traversée de Disneyland. Bien des impressions ineffaçables… Plus sentimental, plus harmoniste, plus sirop consensuel, plus occulto-collectiviste, plus prix de Vertu, plus spiritualophile, plus mort sur place, plus transi, plus tétanisé de bonnes intentions, plus cordicole pour tout dire, moins érotique en résumé, je ne sais pas si on peut trouver, ailleurs, dans les deux hémisphères. Mais je ne suis pas allé partout ; et puis je ne veux pas insister. Nous devenons tous Américains, c’est très bien ainsi, c’est parfait, nous n’aurons bientôt même plus besoin qu’on nous colorise pour nous aimer.

Dans sa bouffonnerie terrifique, le programme d’Ordre Nouveau du pasteur de la Maison Blanche relève d’idées similaires, mais alors à échelle de planète. Le programme consiste à transposer en anglais tous les autres pays à moyen terme. Sans quoi ceux-ci resteraient, aux yeux des habitants des États-Unis, comme une sorte de vaste Sud inquiétant d’avant la guerre de Sécession, un immense "Deep South" rempli de menaces en suspension, un terrain vague indéfini, grouillant de diverses espèces de clochards, clochards européens, clochards arabes, clochards latino-américains, plus dégénérés les uns que les autres, plus vicieux, plus sales, plus paresseux, plus incompréhensibles enfin. Incompréhensibles surtout. Et puis coupables certainement. Toujours suspects de quelque entorse à la religion consensuelle. Qu’il est donc parfaitement légitime de châtier, dans leur propre intérêt, à coups de McDo’s vertueux ou de bombes à dépression.

La petite "guerre du Golfe" ? Un coup de badigeon, en passant, sur un bout de Moyen-Orient. Un tapis de bombes, au vol, sur les mystères de l’ "âme arabe". Et puis voilà. Et puis c’est tout. Pas de quoi vraiment faire une histoire. Évidemment, ils auraient pu réfléchir, se documenter, s’interroger, au lieu de choisir immédiatement la solution colorisante… Ils auraient peut-être pu essayer de méditer, par exemple, ce couplet d’un sociologue irakien, Ali el-Wardi, décrivant la mentalité de ses compatriotes ; ils se seraient alors peut-être donné une petite chance de découvrir entre eux-mêmes et leurs adversaires du moment quelques traits surprenants de parenté :
"La personnalité de l’Irakien comporte une dualité. L’Irakien est entiché plus que les autres d’idéaux élevés auxquels il fait appel dans ses discours et ses écrits. Mais il est, en même temps, l’un de ceux qui s’écartent le plus de ces idéaux. Il fait partie de ceux qui sont les moins attachés à la religion, mais le plus profondément plongés dans les querelles sectaires… Il y a deux systèmes de valeurs en Irak. L’un encourage la force, la bravoure et l’arrogance, toutes qualités du héros conquérant, à côté d’un autre système de valeurs qui croit au travail et à la patience… Le peuple irakien est connu comme un peuple de discorde et d’hypocrisie… mais l’Irakien n’est pas fondamentalement différent des autres hommes. 'La différence réside dans la pensée idéaliste. Il élabore des principes qu’il ne peut mettre en application et il appelle à des buts qu’il ne peut atteindre' " (c’est moi qui souligne évidemment).

Mais il faut comprendre les Américains, leur sensibilité, leur fragilité, leur horreur d’être dépaysés… Ils ont le plus grand mal à imaginer que quelque chose d’autre que ce qu’ils connaissent puisse exister, ils sont donc forcés de coloriser à tour de bras ce qui s’étend par-delà les marches de leur Empire dans l’espoir d’effacer les causes de leur ignorance.
Et puis, si nous en avions les moyens, nous n’agirions pas autrement. Nous en sommes réduits à les imiter, mais en minuscules, en futiles, il n’y a vraiment pas de quoi être fiers. »

Philippe Muray, "Colorisations" in L'Empire du Bien

 

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