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29/03/2024

Chasser nos derniers "vices privés"...

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

 

« Levez-vous, Sondages désirés ! Grâce à vous, le Un, définitivement, se retrouve jugé par le multiple, l’obscurantisme collectif recouvre à jamais l’individuel. Le pouvoir de l’Opinion publique audimatique supplante haut la main toutes les puissances. L’idéal gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple se réalise à travers la plus pure, la plus efficace, la plus "propre" de toutes les croisades qui aient jamais été livrées aux misérables exceptions. Sous les courbes, sous les chiffrages, sous les indices des statistiques, le doute, l’écart, le jeu, l’ironie s’engloutissent comme des Atlantides. Encore quelques petits efforts et ce sera bien terminé, l’égalisation ultime des mentalités sera accomplie.

On attend le coup de grâce européen ; ça ne saurait trop tarder maintenant. Plus de "bien-être individuel", comme disait jadis Sieburg. L’imminence de l’Europe Unie va être l’occasion ou jamais de chasser nos derniers "vices privés". Il va falloir qu’on se remue si on veut participer au feu de camp. La télé européenne nous tend déjà ses filets. Les technocrates se pourlèchent. Il faut vite se mettre au diapason. Plus de caprices ! Rééduquons-nous ! Dressage ! Plus de fantaisies ! Les Français ont tant de choses à réapprendre ! Des observateurs étrangers parmi les mieux intentionnés n’arrêtent pas de nous le seriner, il faudrait peut-être un peu les écouter, cesser de nous croire si beaux dans nos miroirs, balayer devant notre porte, baliser enfin ce que nous pesons au-dehors, ce que nous valons réellement, ce qu’on dit de nous, de notre insupportable prétention, de notre passé plus lue suspect, de nos artistes invendables, de notre miteuse littérature, de notre présent sans avenir…

Elles sont bien terminées, les arrogances ! Il n’existe pas, en vérité, à Cordicopolis, de plus mauvais élèves que les Français, plus intenables, plus indisciplinés… Dans tous les domaines, de vrais sous-doués… Incapables de conduire correctement, toujours vingt-cinq métros en arrière, et dans le travail de parfaits cochons… Les Japonais d’aujourd’hui, tout à fait comme Sieburg hier, nous décrivent égoïstes, discutailleurs, maladivement xénophobes (ils ne manquent pas d’air), indisciplinés, cyniques… Etalant nos différences au grand jour au lieu de chercher à converger… Nous engueulant sans cesse, et sous n’importe quel prétexte, au milieu de trottoirs couverts de crottes de chiens… "Poussés dès l’école, disent-ils encore, à exprimer leurs opinions personnelles" (si c’était vrai !)… Et puis en retard ! Surtout ! en retard ! Ah ! l’effroyable retard de la France ! Cette lenteur à évoluer ! Cette apathie ! Mais qu’est-ce qu’elle fout depuis des siècles ? "La France est très en retard par rapport à l’Allemagne pour l’insertion des handicapés dans la vie professionnelle"… On entend des choses de ce genre tous les jours dans la bouche des cordicocrates. "La France est très en retard par rapport à la Grande-Bretagne (ou par rapport à l’Irlande, ou par rapport au Bangladesh) en ce qui concerne la place des femmes dans la vie politique"… J’ai même récemment vu une journaliste atterrée qui expliquait que la France était très en retard par rapport à la Hollande en ce qui concernait "l’image des homosexuels dans les médias" ; et que cela provenait certainement, comme d’ailleurs la plupart de nos carences, de notre infernal atavisme catholique (car qui dit catholique dit individualiste, et qui dit individualiste dit résistance au paradis des "lobbies", des communautés, de toutes ces associations et conglomérats qui ont avantageusement remplacé le militantisme d’autrefois désormais trop vulnérable).
La France était donc très en retard en ce qui concernait l’image des homosexuels dans les médias. Dans les médias. Donc dans le monde, puisqu’il n’en existe plus d’autre. Dans le monde. Donc dans les médias. La croyance générale étant que seules les images sont capables de vous conférer encore un semblant d’être, la place des homosexuels n’est pas bonne parce que leur place "dans les images" est jugée insuffisante.

Dans le même ordre d’idées, il n’est pas rare d’entendre les cordicocrates déplorer qu’à l’inverse des Etats-Unis avec leur Viêt-Nam, la France ait consacré si peu de films à sa guerre d’Algérie ; ce qui signifie tout simplement, selon eux, que cette guerre n’existe pas.
"La France est très en retard par rapport aux Etats-Unis en ce qui concerne le traitement cinématographique de son passé colonial."
Le creuser, ce retard de la France par rapport aux ÉtatsUnis, par rapport à l’Allemagne, au Japon, à la Hollande, et dans tous les domaines imaginables, me paraîtrait pourtant, à moi, une perspective intéressante, mais je ne veux pas insister. Glissons. C’est déjà téméraire toutes ces confidences. Aller plus loin serait du suicide. Dire ce qu’on pense est devenu périlleux. Même à titre farouchement "privé". Tout ce qui ne peut pas être exposé publiquement sur un plateau ne devrait même pas être pensé. Dans les télédébats, la formule-clé, pour arrêter en plein vol, pour stopper quiconque pourrait être sur le point de lâcher quelque chose de très vaguement non aligné, de très obscurément non consensuel, de très légèrement non identifié (et toute idée qui ne vient pas du collectif pour y retourner aussitôt appartient à cette catégorie), la formule-clé, donc, est la suivante :
"Ah ! oui, mais ça n’engage que vous, ce que vous dites là !" Vous. C’est-à-dire une seule personne. C’est-à-dire, en somme, personne.
L’Empire du Bien, ça tombe sous le sens, est d’abord "l’Empire du combien".
Le pape ? Combien de divisions ?

Peut-on encore parler en son nom propre ? Donner seulement un avis qui prétend "n’engager que soi-même" ? Le despotisme obscur des cordicoles se bâtit sur l’hypothèse d’une grégarité infinie, définitivement acceptée et définitivement invisible. Toute pensée assez héroïque pour essayer de se faire connaître, sur la scène de Cordicopolis, se retrouve en dette, et a priori, par rapport à la communauté. Cette dernière est en droit de demander des comptes à celui qui entreprend de s’exprimer. Et celui-ci, réciproquement, s’aperçoit dans le même temps qu’il a moins que jamais le droit de "tout dire" puisque planent au-dessus de sa tête, comme d’énormes dirigeables-espions, un Bien commun, une Opinion publique, avec lesquels il est supposé avoir signé, et de toute éternité, un pacte de fer, un contrat de sang. »

Philippe Muray, "Art pompier" in L'Empire du Bien

 

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