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20/10/2007

Le Poète et Son Christ - Pierre Emmanuel

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

« Sur un écran des scènes passent toujours à toute allure.
La vérité changeante de l’uniforme de la jeunesse.
Jeunesse sans expérience, déchaînée. Nos sourires qui
bousculent. Nos membres charmants.
Nous étions aussi innocents et dangereux que des enfants
courant dans un champs de mines. »


Patti Smith (« Au Lecteur » - Corps de plane)

À pas même dix-huit ans, je loupe mon bac sans état d’âme particulier. Mais je lis Nietzsche depuis peu, après avoir dévoré Max Stirner l’année précédente, armé d’un dictionnaire, le corps exalté. La musique est une part importante de ma vie. Groupes de Rock en tout genre, alcools balkaniques très forts et autres ferments de l’esprit et du réseau nerveux que n’auraient pas désavoué les aventuriers psychédéliques du 19ème Siècle ou de la belle époque. Durant deux années, je vais glander sévèrement. Enfin… Glander… Ce n’est pas ne rien foutre pour moi.

Entre mes 18 et mes 20 ans, durant deux années, le malheur s’abattait sur moi 3 jours par semaines. Le lundi, le jeudi et le dimanche. Ces jours-là, la bibliothèque municipale était fermée. Sinon mon programme était simple : si je me levais suffisamment tôt je m’y rendais en matinée, puis, après la coupure du repas qui pour moi se réduisait souvent à du thé ou du café et… du tabac pour accompagner mes lectures à la maison, j’y retournais dans l’après-midi et y restais jusqu’au soir, armé d’un carnet et d’un stylo, je prenais des notes fiévreuses, le sourire enthousiaste, face aux gueules défaites des étudiants qui auraient préféré être au troquet à rire de leurs bêtises de futurs adultes, mais se devaient de venir là pour tenter de concevoir tel exposé sur tel sujet, pour telle matière… en soupirant… leur carne triste, secouée de tics… l’âme déjà desséchée face aux livres à parcourir… et ils les parcouraient néanmoins, en long, en large et surtout en diagonales. Vernis culturel comme chez beaucoup de matamores post-modernes qui estiment que la culture n’est pas importante, qu’il faut penser par soi-même.
Si vous leur citez trois extraits d’auteurs, ils estiment que ce n’est que de l’étalage en vitrine. Pauvres ploucs.

Ils confondent les petits intellectualistes bobos, pénétrés d’eux-mêmes, avec les pèlerins de l’absolue nécessité, les pèlerins de la fange et de l’Or, les pèlerins cheminant humblement vers leur cité solaire ou obscure, et qui n’ont pas de temps à perdre avec les illusions épuisées. Ils n’osent pas se mesurer à leur propre fond humide et puant.

Vous faites de l’étalage de vitrine ? On vous classe aussitôt parmi les « pédants », les « intellos » et la valse des rancœurs commence comme dans un très mauvais scénario, comme toujours. Les habitudes ont la peau dure.

Mais moi, dans le silence de cette petite bibliothèque, je touchais le ciel, je transperçais le verbe et le Verbe me transperçait à son tour. Le Verbe posait sur mon front sa cinglante couronne d’épines. Les plaies mystiques. Mon spasme existentiel. Les questions douloureuses. Ô jeune âge des fureurs. Fiévreux je lisais tous les livres du rayonnage « Poésies ». Paul Claudel. Philippe Jaccottet. Paul Valéry. Pierre Jean Jouve. Eugène Guillevic. Keats. Coleridge. J’en oublie. Je ne pourrais même pas citer les œuvres que je lisais avec frénésie. C’est la musique des mots qui me transportait. Je ne comprenais pas toujours tout. À la maison il n’y avait pas beaucoup de livres. Et je n’ai jamais été un très bon élève. En classe je rêvais. Mais dans le silence de cette petite bibliothèque, je traversais des espaces, lançais des ponts, dressais mes statues de sel, de marbre vers des vertiges que personne ne soupçonnait. Le soir, enfin, après mon unique repas de la journée, je glissais comme un reptile vers quelques potes ombrageux en compagnie desquels j’explorais des « paradis artificiels » en refaisant naïvement le monde, le dégoût dans ma pomme d’Adam et les larmes aux bords des yeux.

Le temps est passé, j’ai fait l’acquisition de quelques œuvres, mais je ne peux pas tout avoir, mes moyens sont limités. Deux grands poètes sont restés : Saint-John Perse et Pierre Emmanuel. Malgré les années, j’aime toujours ces deux poètes qui, au début, m’ont surtout soulevé aux nues avec l’utilisation déployée de la phrase altière, m’ont enivré de leurs langues respectives, sculptées, précises, précieuses, possédées, habitées. Même si Rimbaud et Lautréamont ont fondé le creuset digne d’accueillir tout ce qui allait suivre dans le flux de ma vie, même si c’est vers eux-deux que je reviens sans cesse comme on reviendrait en un pèlerinage heureux vers la source lumineuse des origines, même si j’y puise encore des saveurs et des souffles, de la chair s’incarnant en de nombreuses phrases (surtout chez Rimbaud), je n’ai jamais pu me défaire de Saint-John Perse ou de Pierre Emmanuel, d’autant qu’avec l’âge, je sais lire entre leurs lignes, entre leurs mots, le blanc du vide qui me remplit de tant de choses. La mesure de la démesure, assumée pourtant, par le poète qui veut dire, dont la marque, la trace, la paraphe certifie le sens et la portée des sentences de l’être et des lois qui le travaillent, des lois qu’il façonne pour demeurer dans la beauté des choses et la souffrance sous les astres.

Pierre Emmanuel réussit à me faire mesurer toute la distance parcourue par le poète, en un voyage intérieur pour parvenir à l’épuisement, l’incapacité, la faiblesse et l’insuffisance de son poème pour dire, néanmoins, la parole qu’il ose manipuler comme un apprenti sorcier alors qu’il est porté par elle. Et pourtant, combien admirablement il dit les choses pour la glèbe de l’homme. C’est par lui, par exemple, que j’ai découvert pour la première fois, à 18 ans, Friedrich Hölderlin, à travers son œuvre hommage, « Le Poète Fou ». Et puis vint le moment du « Poëte et son Christ ». Car Pierre Emmanuel est un poète chrétien, n’en déplaise aux larves rampantes se roulant dans leur haine et y prenant le plaisir tant espéré.

Le poème qui suit est une foudre d’amour qui expulse la haine, nettoie les lieux des déjections nauséabondes, et après la présence de quelque troll ici-même, ce souffle, ces mots sont une nécessité sainte.

La femme adultère


"Celle dans le jardin si belle et nue sous l’homme
les arbres ondulaient dans son regard marin,
et l’algue souple et nonchalante de l’extase
par les profonds courants échevelés, s’ouvrait
aux fleuves d’astres et de plaintes. Une comète
de cri sombrant soudain dans le plaisir sans bords
éclairait au zénith un visage, ce sombre
Ciel ! que brûle la lèvre à tâtons vers les eaux.

Mais la terre à tes reins cambrées et qui se creuse
d’avance sous le jet sauvage du soleil,
l’arbre s’en déracine, abrupt ! et la brûlure
bâille, où fuse une flore acide au long des nerfs
Ta honte comme une eau que l’on battrait de verges
trouble le ciel vacant où se mirait ton corps,
et de sinistres bulles crèvent, des visages
qui remontent avec la vase du remords.
Pudeur ! l’attouchement de ses yeux sur ton ventre
rétracte le plaisir encore à fleur de chair.
Et, repliant le paysage entre tes jambes
tes cuisses durement se joignent sur tes mains :
les hautes herbes te cachant te font plus nue,
ton ombre a peur. Dieu te retire Son manteau,
tout contre toi les faces floues luisent énormes
qu’importe ! Abandonnant ta beauté au destin
royale, tu tiens tête aux gueules qui te cernent
et ton regard s’attache aux dents blanches des chiens.

Ah ! LE confondre… ils rient de jouisseuse attente :
que la haine en leurs bouches est pulpeuse ! Les mots
dont la rondeur tente la langue, ils les retournent
d’avance, pour en mieux éprouver la liqueur.
Toute-Bonté ! connais leur âme à leur poussière
Quand ils hâtent, vêtus de démence et de vent
Leur ombre sur la paix souveraine des terres.
O scandale ! les robes folles en drapeaux
claquent inassouvies autour des hampes maigres :
l’air chaste en est ému d’horreur, il sent frémir
la réprobation immobile des arbres,
et l’unanime azur expulse la nuée
des pas rués tumultueux dans le silence
les cris aiguillonnants la femme talonnée
qui sèche les sueurs du plaisir sous la poudre
et court, ses cheveux chauds l’inondent ! une odeur
d’homme lui monte sur le dos, étalon fauve
qui l’étreint des jarrets et cherche à la forcer

Jésus dans le verger en pente, et l’innocence
des plaines, paume ouverte au ciel. Ces fleuves sont
les lignes d’un destin qui déchiffrent les astres
et ses forêts des monts de miel où le regard
médite un songe en pleurs perdu dans la fougère
les yeux vers quelle palme pure de pensées…
Le bien-aimé siège sous l’arbre de justice,
ce doux pommier d’avril d’où neigent les pardons.
Nue, les fleurs mêlées à tes toisons, gazelle
farouche ! sous ta peau l’eau court en frissons vifs,
mais tes seins noblement dressés n’ont point de honte
la tête rejetant en arrière le ciel
dégage un front pur de huées et qui fait face
résumant d’un beau corps l’orgueil simple ! l’ardeur.

Parlent tous à la fois les Pharisiens ! Moïse
a dit. La lettre ornée d’un dragon vieux, la Loi
édentée qui ne sait que faire de sa proie
et la rapporte dans sa gueule aux pieds du Maître.
Ils rêvent d’un ciel cru et hurlant à la mort
de pierres s’abattant avec un cri rapace
d’un plaisir qui s’ébroue, atroce ! éclaboussant
la foule de sang noir et de rire. Oh ivresse
tourbillon de colère et d’étoffes tordues
qui happe le passant par la toge et l’entraîne
vers l’ère vaste que pressentent les vautours !
Elle voudrait courir plus vite que les arbres
et voler en avant des pierres, traverser
ce décor peint en bleu pour narguer son martyre,
la bête aux seins arqués superbe dans la peur :
mais déjà la détend l’imminence des larmes,
une immense douceur funêbre

Elle s’étend
pour mourir le reflet des fleurs sur son visage,
au creux du jour aimant où bruit l’amandier.

(Pas une plainte. Rien que le soupir des pierres.
Les bras s’abattent émondés par la fureur,
chacun soutient des yeux la courbe horrible et sûre
et le coup fait gémir celui qui l’a porté.
Ils lapident sans fin l’azur ! les yeux hantés
par cette frêle main qui te fleurit, ruine
de tant de haine sans l’atteindre amoncelée.
Oh angoisse ! la fleur éclose dans le Père
scelle la ressemblance à dieu qu’ils ont tuée.)

Ce rêve que leur sang recompose sans cesse
Christ le laisse mourir dans le silence. Loin
l’écho des voix se perd dans le chant des cigales.
Longtemps ! la paix est intenable. Les cœurs durs
dont le ressentiment est la gangue, ce calme
les fait trembler dans leur alvéole de fer.
Jésus, les yeux baissés, comme par jeu dessine
des figures d’enfant sur le sable. On y voit
des constellations lentement émergées
des cœurs, un œil pleurant au ciel : ce sont des mots
qui pénètrent comme un cautère jusqu’à l’âme
et la brûlent d’un sens pour elle seule, nu.
Les regards cherchent-ils à s’évader ? Ces signes
se projettent au ciel, ondulent aux déserts
font relief sur la mer selon le pouls des vagues
incisent l’œil sous la paupière ! Tout se tait
car tout est verbe : et nul n’élude la sentence
que porte la beauté des choses contre lui.

Alors, levant en majesté ses yeux sans ombre
le Juge dit :

Que celui de vous qui est sans péché
Lui jette la première pierre

Ayant dit, il se baisse encore. Son regard
grave leur nudité honteuse dans la terre.
Les yeux au sol comme en pitié, — qui soutiendrait
la transparence aiguë des siècles ?— il leur laisse
la chance de glisser, furtifs ! dans le remords.
Il sent la force de leurs doigts crisper les pierres,
la tension des chairs méditant à un lancer
qu’il freine, l’esquissant sur le sable : terrible
instant ! leur souffle atteint au crime… Mais le sable
frémit au plus subtile frisson de leur pensée.
La nuque de cet homme, elle les voit ! et saigne
jusqu’à la garde le regard en ce duel

Ils s’en vont, les plus vieux d’abord. Les plus opaques.
Par degrés, le soleil s’allège. Se reprend
la femme clandestine a respirer : l’haleine
des vergers dissipant la pestilence humaine
étonne la craintive – elle ose dilater
son sein, et si prudente investit le silence
d’un souffle lentement qui fait fondre la peur.

Christ
— il soutient ce souffle hésitant, il demeure
penché longtemps, l’oreille émue de ce sang fier
dont la rougeur reflue à l’âme et se recueille
toute en le battement effarouché d’un cœur —,
la regarde

Soulevant l’ombre avec effort
Pour dégager ses yeux pesants de la matière,
elle entre nue, sans un frisson, dans le regard
où le monde surgit moite des eaux premières.
O Ciel ! lave son corps jusqu’en ses plis secrets
qu’elle palpite dans la Grâce ! La colombe
fuse de la crinière folle de la mer,
quand la femme qui fut impure sort de l’onde
prête à la danse devant dieu : et, dépouillant
l’artifice dernier d’être nue devant l’homme,
la vierge qui s’éveille en elle raffermit
ses chairs que le plaisir tint molles sous sa langue
et les lances en jet dru dans l’or ! vouant au dieu
un temple dont la mer anime les colonnes
une âme secouant les cendres de sa mort

Ils sont seuls. Ce doux temple attend sa dédicace,
déjà l’ombre en son cœur brûle comme l’encens
des voix dans la hauteur s’accordent. O Prêtresse
psaume vivant d’une pénitence infinie,
voici se détacher sur tes basses profondes
dont le deuil épaissit en sourdine les murs,
la rosace d’un chant inondé d’ailes blondes
les vitraux absolus tempes où bat l’obscur
les colonnes de lait dont la blancheur marine
fusent de la pénombre vieille ! Et, nouveau-née
foulant aux pieds sa chrysalide prosternée
dont les cheveux éteints se mêlent à la poudre,
l’Épouse quand le pas divin frôle le seuil
Arche vivante aux hanches belles, elle danse
la palme de son corps balance le silence,
rythmant l’inclinaison des astres sur la mer.

Très loin sur le chemin, — derrière un mont d’olives —
un tertre attend, où la femme noire écroulée
étreint le pied d’un arbre maigre. Une spirale
atroce de douleur occupe le futur."


1943
Pierre Emmanuel (Le poëte et son Christ)




Un courte Biographie du poète sur le site de l'Académie Française

16:10 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (17) | Tags : Pierre Emmanuel, Femme Adultère, Écrire, Poésie | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook