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30/09/2007

Dandysme

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=




« Baudelaire, encore

Dans l’avion qui me conduit à Amsterdam, pour une conférence que je donne dans les murs de l’ancienne Bourse du commerce, je relie les quatre pages sublimes que Baudelaire consacre au dandy. J’avais emporté le volume de la Pléiade pour y reprendre les notes consacrées aux Liaisons Dangereuses et tacher d’y retrouver le passage dans lequel Valmont est montré comme une figure opportune qui utilise le dandysme afin d’obtenir du pouvoir.
En flânant dans les pages de papier bible, j’ai pratiqué la lecture en amateur de la passion papillonnante chère à Fourier. Ici avec des sourires lorsque, peut-être survolant Bruxelles, je lus des fragments de Pauvre Belgique ! en me disant que jamais, vraisemblablement, on n’avait écrit en trempant de la sorte sa plume dans la haine et le ressentiment ; ailleurs avec curiosité, lorsqu’il s’agissait par exemple de l’esthétique de Proudhon ; une autre fois, avec le désir d’apprendre de Baudelaire les raisons pour lesquelles il estime la sculpture ennuyeuse.
Par le hublot, le ciel est d’un bleu dont j’imagine à chaque fois qu’il est semblable à celui des flots dans lesquels Icare s’est abîmé. Je me souviens de l’étranger des poèmes en prose, cet homme énigmatique, sans famille, sans patrie, ignorant tout de la beauté, haïssant l’or et n’aimant que les nuages, les merveilleux nuages. Il est de ces familles où seuls les poètes ont droit de cité et dans lesquels on trouve les amoureux de cumulus, de stratus et de nimbus. Michaud, par exemple, écrivant le trajet des âmes mortes et des ombres défuntes qui se perdent quand elles vont vers l’Opaque et qu’elles flottent, un temps, dans une grande banquise d’ouate. Rêvant aux nuages, le regard perdu dans l’azur, je suis rappelé à Baudelaire par le jet d’air conditionné, frais, sinon froid, bruissant près de moi, sur ma peau, comme un gaz qui fuse.
Je donnerai toute la phénoménologie de l’esprit pour ces quatre pages merveilleuses. Et n’aurait guère besoin d’invite supplémentaire pour offrir tout Hegel. En moins de cent cinquante lignes, le portrait du dandy offre lignes de force, clés de voûtes, architraves et autres instruments de répartition des poussées pour styliser sa liberté, construire son œuvre majeure : l’existence. L’esprit vagabondant, l’idée me vient, je la reprendrai peut-être un jour, que le dandysme doit à la Normandie nombre de ses références : Honfleur, la causa mentale de Baudelaire, Caen pour la déchéance et la tombe de Brummell, Saint-Sauveur-le-Vicomte pour Barbey d’Aurevilly voire le Cabourg de Marcel Proust. Le dandysme historique est loin des frasques et de l’anecdote, plus près d’une métaphysique, d’une sagesse.
L’artiste et le poète, le libertin et le dandy : j’aime les figures qui se structurent contre les courants, en allant vers la solitude et l’isolement des désespérés. Certes, à l’aulne du Sartre bolchevique, le dandy est inutile, parasite, puisqu’il n’est pas révolutionnaire et que la bourgeoisie n’a pas à le craindre. Baudelaire n’étant pas Louis Blanc, Les Fleurs du mal n’ont aucune utilité, il faut leur préférer un discours à l’adresse du peuple. Dans ses excès, Sartre singe le capitaliste en aspirant aux mêmes valeurs : l’utile, le pratique, l’efficace. Et par là même, il passe à côté de l’essence du dandysme : la rébellion perpétuelle, le refus du grégarisme, l’éloge de l’individu, l’insoumission permanente, traits qu’aura vus Albert Camus, mais pour mieux rejoindre son frère ennemi dans la condamnation de l’attitude romantique. Quant à l’utilité, vertu sartrienne, qu’on relise « Mon cœur mis à nu » dans lequel Baudelaire écrit : « être un homme utile m’apparu toujours quelque chose de bien hideux. » Jamais autant qu’aujourd’hui l’utilitarisme n’aura mené le bal, jamais l’inutilité n’aura donc été autant d’actualité.
Les ennemis de l’individu sont nombreux : ici les prêtres, là les politiciens, une fois les universitaires, là ceux qui communient dans l’esprit de groupe, le corporatisme et les castes, ailleurs, les amateurs d’ordre, en général, tous ceux qui savent que dans la singularité rebelle résident des forces d’une extrême puissance, quand elles sont sollicitées, entretenues et dépensées. Du même auteur, dans le même texte : « il ne peut y avoir de progrès (vrai, c’est-à-dire moral) que dans l’individu et par l’individu lui-même. » Je ne démords pas de cet axiome. Tout mon travail s’en inspire. La haine de l’individu est chez tous ceux qui, depuis Platon, communient en l’idéal d’un universel dans lequel se dissolvent les individualités : idéologies religieuses et totalitaires, utopiques et sociétaires, traditionalistes et populistes. Au nom de Dieu et de l’Etat, de la Patrie et de la Nation, les conducteurs d’hommes ont exigé au-delà du nécessaire requis pour la pure et simple cohésion sociale. Quand il fallait abandonner le minimum dans le contrat social, ils ont voulu la totalité. Démocrates et totalitaristes communient dans cette même ferveur qui sacrifie l’individu sur l’autel de leurs fantasmes égalitaires. Pour cela, ce vers de Baudelaire : « mais le damné répond toujours : " je ne veux pas ! " ».
Le dandy aspire à une morale autre, différente, post-chrétienne pourrait-on dire. Une éthique soucieuse d’esthétique et non plus de théologie ni de scientisme, ces deux pestes auxquelles ont doit les misères de la philosophie morale depuis des siècles. Au centre de cette forme nouvelle, l’individu est roi. Le projet consiste à donner au Beau une place architectonique qui déclasse le Vrai ou le Bien. Des dandys, Baudelaire écrit : « ces êtres n’ont pas d’autre état que de cultiver l’idée du beau dans leurs personnes, de satisfaire leurs passions, de sentir et de penser. » Esthétique et pathétique, éthique et sensualisme, réconciliation avec les sens et le corps, Baudelaire et le dandy réhabilitent les parfums suaves et capiteux, l’âme du vin, le haschich, les passantes désirables et les amants désespérés, les femmes damnées et satan, les prostituées aux odeurs capiteuses, les vampires et les squelettes. Et il me ravi.
Son art est la distinction : le dandy est seul de son parti. Suivre et guider lui sont mêmement odieux — Zarathoustra est l’un des leurs, et Cyrano bien sûr. Car tous pratiquent avec ardeur le culte de soi-même qui caractérise les individualités fortes de leur potentialité, soucieuses de produire un style là où triomphe, a priori, le chaos. Rien à voir avec les chemises empesées, les cravates hystériquement nouées, les gants façonnés par trois artisans, les tissus précieux et les raffinements de circonstance qui ont fait la réputation, fautive, du dandysme réduit aux accessoires et à l’esbroufe. Certes, c’est aussi cela, mais pas seulement comme aime à le faire accroire les spécialistes en désamorçage qui stérilisent cette pensée en actes.
Lorsque Barbey d’Aurevilly écrit sur Brummell, c’est pour extraire une théorie de ce qu’après Balzac on pourrait appeler la vie élégante. La plus belle réussite d’un dandy est l’emploi de son temps, et non son argent. Car il méprise l’or dans lequel croupissent les bourgeois. Son chef-d’œuvre est sa liberté, l’acquisition de sa liberté. Je me souviens d’une belle phrase de Nietzsche qui écrivait qu’un homme qui ne dispose pas des deux tiers de son temps pour son propre usage n’est pas un homme libre. La volonté d’héroïsme a pour terrain d’application la seule vie quotidienne et la présence jubilatoire au monde : la bohème des fumeurs d’opium, les frasques des hydropathes, les fusées du zutiste, les ris du fumiste, l’unique et sa propriété, la revendication libertaire, les dérives situationnistes et l’insoumission romantique qui ont mes sympathies.
Cette culture de soi suppose le désir de fortifier et de discipliner son âme, la rage dans l’installation à distance des parasites et des nains, la formulation d’un style qui exprime l’aspiration des danseurs à la légèreté, l’affranchissement à l’endroit de l’esprit de lourdeur. Volontarisme, aristocratisme et esthétisme, autant de vertus inactuelles, au sens de Nietzsche, car cette époque est toute entière faite d’avachissement, d’uniformité et de laideur.
En 1863, Baudelaire signalait que le dandysme ne pouvait naître qu’en des âges intermédiaires, époques de tuilage qui se caractérisent par l’épuisement d’un temps et la gésine d’un autre. Sa période était celle de la disparition annoncée de l’aristocratie de particules et de l’avènement de la démocratie égalitariste, sinon communautariste ; la nôtre est celle de la fin des cultures nationales et de l’émergence de pratiques consuméristes grégaires planétaires. Épuisement des civilisations structurées sur le verbe, par lui, et naissance d’un Etat universel commandé par l’image, soumis à son empire. La résistance à ses forces d’unifications planétaires ne peut se faire que sur le terrain d’individualités solitaires et solaires. Libertins contemporains de Cyrano et dandys familiers de Baudelaire, Uniques s’épanouissant dans la lumière de Stirner et Anarques dans celle de Jünger, les figures de la révolte et de l’insoumission sont de toujours. Au demeurant, elles sont les seules forces qui contreviennent efficacement au nihilisme : celles qui font l’artiste. »

Michel Onfray
Désir d’être un volcan (journal hédoniste)

 

07:00 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (12) | Tags : michel onfray, charles baudelaire, dandysme, zarathoustra | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook