22/04/2008
Le Revenant... Jehan Rictus
=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=
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"Après Verlaine, il y avait encore celui-là, Poète catholique sans le savoir et sans que personne l’ait jamais su, excepté moi, mais le dernier, sans aucun doute. Personne, maintenant, ne passera plus par cette porte."
"Jehan Rictus est un de ces monstres de mélancolie et de pitié qui ne connaissent pas Dieu et qui crèvent de l’amour de Dieu. Voilà tout. L’espèce n’en est pas très-rare."
Léon Bloy, "Le Dernier Poète Catholique", in Les Dernières Colonnes de l’Eglise.
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Le Revenant par Jehan Rictus
=_- I -_=
I
Des fois je m’ dis, lorsque j’ charrie
À douète... à gauche et sans savoir
Ma pauv’ bidoche en mal d’espoir,
Et quand j’ vois qu’ j’ai pas l’ droit d’ m’asseoir
Ou d’ roupiller dessus l’ trottoir
Ou l’ macadam de « ma » Patrie,
Je m’ dis : — Tout d’ même, si qu’y r’viendrait !
Qui ça ?... Ben quoi ! Vous savez bien,
Eul’ l’ trimardeur galiléen,
L’ Rouquin au cœur pus grand qu’ la Vie !
De quoi ? Ben, c’lui qui tout lardon
N’ se les roula pas dans d’ beaux langes
À caus’ que son double daron
Était si tell’ment purotain
Qu’y dut l’ fair’ pondr’ su’ du crottin
Comm’ ça à la dure, à la fraîche,
À preuv’ que la paill’ de sa crèche
Navigua dans la bouse de vache.
Si qu’y r’viendrait, l’Agneau sans tache ;
Si qu’y r’viendrait, l’ Bâtard de l’ Ange ?
C’lui qui pus tard s’ fit accrocher
À trent’-trois berg’s, en plein’ jeunesse
(Mêm’ qu’il est pas cor dépendu !),
Histoir’ de rach’ter ses frangins
Qui euss’ l’ont vendu et r’vendu ;
Car tout l’ monde en a tiré d’ l’or
D’pis Judas jusqu’à Grandmachin !
L’ gas dont l’ jacqu’ter y s’en allait
Comm’ qui eût dit un ruisseau d’ lait,
Mais qu’a tourné, qui s’a aigri
Comm’ le lait tourn’ dans eun’ crém’rie
Quand la crémière a ses anglais !
(La crémièr’, c’est l’Humanité
Qui n’ peut approcher d’ la Bonté
Sans qu’ cell’-ci, comm’ le lait, n’ s’aigrisse
Et n’ tourne aussitôt en malice !)
Si qu’y r’viendrait ! Si qu’y r’viendrait,
L’Homm’ Bleu qui marchait su’ la mer
Et qu’était la Foi en balade :
Lui qui pour tous les malheureux
Avait putôt sous l’ téton gauche
En façon d’ cœur... un Douloureux.
(Preuv’ qui guérissait les malades
Rien qu’à les voir dans l’ blanc des yeux,
C’ qui rendait les méd’cins furieux.)
L’ gas qu’en a fait du joli
Et qui pour les muffs de son temps
N’tait pas toujours des pus polis !
Car y disait à ses Apôtres :
— Aimez-vous ben les uns les autres,
Faut tous êt’ copains su’ la Terre,
Faudrait voir à c’ qu’y gn’ait pus d’ guerres
Et voir à n’ pus s’ buter dans l’ nez,
Autrement vous s’rez tous damnés.
Et pis encor :
— Malheur aux riches !
Heureux les poilus sans pognon,
Un chameau s’ enfil’rait ben mieux
Par le petit trou d’eune aiguille
Qu’un michet n’entrerait aux cieux !
L’ mec qu’était gobé par les femmes
(Au point qu’ c’en était scandaleux),
L’Homme aux beaux yeux, l’Homme aux beaux rêves
Eul’ l’ charpentier toujours en grève,
L’artiss’, le meneur, l’anarcho,
L’entrelardé d’ cambrioleurs
(Ça s’rait-y paradoxal ?)
L’ gas qu’a porté su’ sa dorsale
Eune aut’ croix qu’ la Légion d’Honneur !
II
Si qu’y r’viendrait, si qu’y r’viendrait !
Tout d’un coup... ji... en sans façons,
L’ modèl’ des méniss’s économes,
Lui qui gavait pus d’ cinq mille hommes
N’avec trois pains et sept poissons.
Si qu’y r’viendrait juste ed’ not’ temps
Quoi donc qu’y s’ mettrait dans l’ battant ?
Ah ! lui, dont à présent on s’ fout
(Surtout les ceuss qui dis’nt qu’ils l’aiment).
P’têt’ ben qu’y n’aurait qu’ du dégoût
Pour c’ qu’a produit son sacrifice,
Et qu’ cette fois-ci en bonn’ justice
L’aurait envie d’ nous fout’ des coups !
Si qu’y r’viendrait... si qu’y r’viendrait
Quéqu’ jour comm’ ça sans crier gare,
En douce, en pénars, en mariolle,
De Montsouris à Batignolles,
Nom d’un nom ! Qué coup d’ Trafalgar !
Devant cett’ figur’ d’honnête homme
Quoi y diraient nos négociants ?
(Lui qui bûchait su’ les marchands)
Et c’est l’ Pap’ qui s’rait affolé
Si des fois y pass’rait par Rome
(Le Pap’, qu’est pus riche que Crésus.)
J’en ai l’ frisson rien qu’ d’y penser.
Si pourtant qu’y r’viendrait Jésus,
Lui, et sa gueul’ de Désolé !
=_- II -_=
III
Eh ben ! moi... hier, j’ l’ai rencontré
Après menuit, au coin d’eun’ rue,
Incognito comm’ les passants
Des tifs d’argent dans sa perrugue
Et pour un Guieu qui s’ paye eun’ fugue
Y n’était pas resplendissant !
Y n’est v’nu su’ moi et j’y ai dit :
— Bonsoir... te v’là ? Comment, c’est toi ?
Comme on s’ rencontr’... n’en v’là d’eun’ chance !
Tu m’épat’s... t’es sorti d’ ta Croix ?
Ça n’a pas dû êt’ très facile...
Ben... ça fait rien, va, malgré l’ foid,
Malgré que j’ soye sans domicile,
J’ suis content d’ fair’ ta connaissance
— C’est vraiment toi... gn’a pas d’erreur !
Bon sang d’ bon sang... n’en v’là d’eun’ tuile !
Qué chahut d’main dans Paris !
Oh ! là là, qué bouzin d’ voleurs :
Les jornaux vont s’ vend’ par cent mille !
— Eud’mandez : « Le R’tour d’ Jésus-Christ ! »
— Faut voir : « L’Arrivée du Sauveur !!! »
— Ho ! tas d’ gouapeurs ! Hé pauv’s morues,
Sentinell’s des miséricordes,
Vous savez pas, vous savez pas ?
(Gn’a d’ quoi se l’esstraire et s’ la morde !)
Rappliquez chaud ! Gn’a l’ fils de Dieu
Qui vient d’ déringoler des cieux
Et qui comme aut’fois est sans pieu,
Su’ l’ pavé... quoi... sans feu ni lieu
Comm’ nous les muffs, comm’ vous les grues !!!
— (Chut ! fermons ça... v’là les agents !)
T’entends leur pas... intelligent ?
Y s’ charg’raient d’ nous trouver eun’ turne.
(Viens par ici... pet ! crucifié.)
Tu sais... faurait pas nous y fier.
Déjà dans l’ squar’ des Oliviers,
Tu as fait du tapag’ nocturne ;
— Aujord’hui... ça s’rait l’ mêm’ tabac,
Autrement dit, la même histoire,
Et je n’ te crois pus l’estomac
De r’subir la scèn’ du Prétoire !
— Viens ! que j’ te r’garde... ah ! comm’ t’es blanc.
Ah ! comm’ t’es pâl’... comm’ t’as l’air triste.
(T’as tout à fait l’air d’un artiste !
D’un d’ ces poireaux qui font des vers
Malgré les conseils les pus sages,
Et qu’ les borgeois guign’nt de travers,
Jusqu’à c’ qu’y fass’nt un rich’ mariage !)
— Ah ! comm’ t’es pâle... ah ! comm’ t’es blanc,
Tu guerlott’s, tu dis rien... tu trembles.
(T’ as pas bouffé, sûr... ni dormi !)
Pauv’ vieux, va... si qu’on s’rait amis
Veux-tu qu’on s’assoye su’ un banc,
Ou veux-tu qu’on balade ensemble...
— Ah ! comm’ t’ es pâle... ah ! comm’ t’ es blanc,
T’ as toujours ton coup d’ lingue au flanc ?
De quoi... a saign’nt encor tes plaies ?
Et tes mains... tes pauv’s mains trouées
Qui c’est qui les a déclouées ?
Et tes pauv’s pieds nus su’ l’ bitume,
Tes pieds à jour... percés au fer,
Tes pieds crevés font courant d’air,
Et tu vas chopper un bon rhume !
— Ah ! comm’ t’ es pâle... ah ! comm’ t’ es blanc,
Sais-tu qu’ t’ as l’air d’un Revenant,
Ou d’un clair de lune en tournée ?
T’ es maigre et t’ es dégingandé,
Tu d’vais êt’ comm’ ça en Judée
Au temps où tu t’ proclamais Roi !
À présent t’ es comme en farine.
Tu dois t’en aller d’ la poitrine
Ou ben... c’est ell’ qui s’en va d’ toi !
— Quéqu’ tu viens fair’ ? T’ es pas marteau ?
D’où c’est qu’ t’ es v’nu ? D’en bas, d’en haut ?
Quelle est la rout’ que t’ as suivie ?
C’est-y qu’ tu r’commenc’rais ta Vie ?
Es-tu v’nu sercher du cravail ?
(Ben... t’ as pas d’ vein’, car en c’ moment,
Mon vieux, rien n’ va dans l’ bâtiment) ;
(Pis, tu sauras qu’ su’ nos chantiers
On veut pus voir les étrangers !)
— Quoi tu pens’s de not’ Société ?
Des becs de gaz... des électriques.
Ho ! N’en v’là des temps héroïques !
Voyons ? Cause un peu ? Tu dis rien !
T’ es là comme un paquet d’ rancœurs.
T’ es muet ? T’ es bouché, t’ es aveugle ?
Yaou... ! T’ entends pas ce hurlement ?
C’est l’ cri des chiens d’ fer, des r’morqueurs,
C’est l’ cri d’ l’Usine en mal d’enfant,
C’est l’ Désespoir présent qui beugle !
IV
— Ed’ ton temps, c’était comme aujord’hui ?
Quand un gas tombait dans la pure
Est-c’ qu’on l’ laissait crever la nuit
Sans pèz’, sans rif et sans toiture ?
— (Pass’ que maint’nant gn’a du progrès,
Ainsi quand gn’a trop d’ vagabonds
Ben on les transmet au Gabon.)
Ceux d’ bon gré et ceux d’ mauvais gré
Et ceuss comm’ toi qu’ont la manie
D’ trouver que l’ monde est routinier,
Ben on les fout dans l’ mêm’ pagnier.
(Dam ! le Français est casanier,
Faut ben meubler les colonies !)
— On parle encor de toi, tu sais !
Voui on en parle en abondance,
On s’ fait ta tête et on s’ la paie,
T’ es à la roue... t’ es au théâtre,
On t’ met en vers et en musique,
T’ es d’venu un objet d’ Guignol,
(Ça, ça veut dir’ qu’ tu as la guigne.)
— Ousqu’il est ton ami Lazare ?
Et Simon Pierre ? Et tes copains...
Et Judas qui bouffait ton pain
Tout en t’ vendant comme au bazar ?
Et tes frangins et ta daronne
Et ton dab, qu’était ben jean-jean !
Te v’là, t’es seul ! On t’abandonne !
— Et Mad’leine... ousqu’alle est passée ?
(Ah ! pauv’ Mad’leine... pauv’ défleurie,
Elle et ses beaux nénés tremblants,
Criant pitié, miaulant misère,
Ses pauv’s tétons en pomm’s d’amour
Qu’ étaient aussi deux poir’s d’angoisse
Qu’on s’ s’rait ben foutu dans l’ clapet.)
— C’était la paix, c’était la Vie.
Ah ! tout fout l’ camp et vrai, ma foi,
T’ aurais mieux fait d’ te mett’ en croix
Contr’ son ventr’ nu... contr’ sa poitrine,
Ces dardés-là t’euss’nt pas blessé,
Sûr t’aurais mieux fait... d’ l’embrasser :
A n’avait un pépin pour toi !
V
Ah ! Généreux !... ah ! Bien-aimé,
Tout ton monde y s’a défilé
Et comm’ jadis, au Golgotha :
Eli lamma Sabacthani,
Ou n, i, ni c’est ben fini.
Eh ! blanc youpin... eh ! pauv’ raté !
Tout ton Œuvre il a avorté
Toi, ton Étoile et ta Colombe
Déringol’nt dans l’éternité ;
Tu dois en avoir d’ l’amertume.
Même à présent quand la neig’ tombe :
(On croirait tes Ang’s qui s’ déplument !)
Là, là, mon pauv’ vieux, qué désastre !
Gn’en a pas d’ pareil sous les astres,
Et faut qu’ ça soye moi qui voye ça ?
Et dir’ que nous v’là toi z’et moi,
Des bouff-la-guign’, des citoyens
Qu’ ont pas l’ moyen d’avoir d’ moyens.
Et que j’ suis là, moi, bon couillon,
À t’ causer... à t’ fair’ du chagrin,
Et que j’ sens qu’ tu vas défaillir
Et que j’ai mêm’ rien à t’offrir,
Pas un verre... un bol de bouillon !
Ohé, les beaux messieurs et dames
Qui poireautez dans les Mad’leines,
Curés, évêques, sacristains,
Maçons, protestants, tout’ la clique,
Maqu’reaux d’ vot’ Dieu, hé ! catholiques,
Envoyez-nous un bout d’hostie :
G’na Jésus-Christ qui meurt de faim !
VI
— Et pourtant, vrai, c’ qu’on caus’ de toi !
(Ah ! faut voir ça dans les églises,
Dans les jornaux, dans les bouquins !)
Tout l’ monde y bouff’ de ton cadavre
(Mêm’ les ceuss qui t’en veul’nt le plus !)
Sous la meilleur’ des Républiques
Gn’en a qu’ ont voulu t’ décrocher,
D’aut’s inaugur’nt des basiliques
Où tu peux seul’ment pas coucher.
— Et tout ça s’ passe en du clabaud !
Et quand y faut payer d’ sa peau,
Quand faut imiter l’ Fils de l’Homme,
Oh ! là, là, gn’a rien d’ fait... des pommes !
Les sentiments sont vit’ bouclés,
À la r’voyure, un tour de clé !
Les uns y z’ont les pieds nick’lés,
Les aut’s y les ont en dentelles !
— (Toi au moins t’ étais un sincère,
Tu marchais... tu marchais toujours ;
(Ah ! cœur amoureux, cœur amer)
Tu marchais mêm’ dessur la mer
Et t’ as marché... jusqu’au Calvaire !)
— Et dir’ que nous v’là dans les rues
(Moi, passe encor, mais toi ! oh ! toi !)
Et nous somm’s pas si loin d’ Noël ;
T’es presque à poils comme autrefois,
Tout près du jour où ta venue
Troublait les luisants et les Rois !
Ah ! mes souv’nirs... ah ! mon enfance
(Qui s’est putôt mal terminée),
Mes ribouis dans la cheminée,
Mes mirlitons... mes joujoux d’ bois !
— Ah ! mes prièr’s... ah ! mes croyances !
— Mais ! gn’a donc pus rien dans le ciel !
— Sûr ! gn’a pus rien ! Quelle infortune !
(J’ suis mêm’ pas sûr qu’y ait cor la Lune.)
Sûr ! gn’a pus rien, mêm’ que peut-être
Y gn’a jamais, jamais rien eu...
VII
Mais à présent... quoi qu’ tu vas foutre ?
Fair’ des bagots... ou ben encor
Aux Hall’s... décharger les primeurs !
(N’ va pas chez Drumont on t’ bouff’rait)
Après tout, tu n’étais qu’un youtre !
— Si j’ te servais tes Paraboles !
Heureux les Simpl’s, heureux les Pauvres,
Eul’ Royaum’ des Cieux est à euss.
— (C’est avec ça qu’on nous empaume,
Qu’on s’ cal’ des briqu’s et des moellons)
Ben, tu sais, j’ m’en fous d’ ton Royaume ;
J’am’rais ben mieux des patalons
Eun’ soupe, eun’ niche et d’ l’amitié.
(Car quoiqu’ t’ ay’ ben fait ton métier
Toi, ton grand cœur et ta pitié,
N’empêch’nt pas d’avoir foid aux pieds !)
— Ainsi arr’gard’ les masons closes
Où roupill’nt ceuss’ qui croient en Toi.
Sûr qu’ t’es là, su’ des bénitiers
Dans les piaul’s... à la têt’ des pieux ;
Crois-tu qu’un seul de ces genss’ pieux
Vourait t’abriter sous son toit ?
VIII
Ah ! toi qu’on dit l’Emp’reur des Pauvres
Ben ton règne il est arrivé.
Tu d’vais r’venir, tu l’as promis,
Assis su’ ton trône et « plein d’ gloire »
Avec les Justes à ta droite ;
Et te v’là seul dans la nuit noire
Comm’ un diab’ qu’est sorti d’ sa boîte !
Sais-tu seul’ment où est ta gauche ?
Oh ! voui t’es là d’pis deux mille ans
Su’ un bout d’ bois t’ouvr’ tes bras blancs
Comme un oiseau qu’ écart’ les ailes,
Tes bras ouverts ouvrent... le ciel
Mais bouch’nt l’espoir de mieux bouffer
Aux gas qui n’ croient pus qu’à la Terre.
Oh ! oui t’es là, t’ouvr’ tes bras blancs
Et vrai d’pis Y temps qu’on t’a figé
C’ que t’en as vu des affligés,
Des fous, des sag’s ou des d’moiselles
Combien d’ mains s’ sont tendues vers toi
Sans qu’ t’aye pipé, sans qu’ t’aye bronché !
Avoue-le va... t’ es impuissant,
Tu clos tes châss’s, t’ as pas d’ scrupules,
Tu protèg’s avec l’ mêm’ sang-froid
L’ sommeil des Bons et des Crapules.
Et quand on perd quéqu’un qu’on aime,
Tu décor’s, mais tu consol’s pas.
Ah ! rien n’ t’émeut, va, ouvr’ les bras,
Prends ton essor et n’ reviens pas ;
T’ es l’Étendard des sans-courage,
T’ es l’Albatros du Grand Naufrage,
T’ es le Goëland du Malheur !
IX
Quiens ! ôt’-toi d’ là et prends ta course,
Débin’, cavale ou tu vas voir,
Aussi vrai qu’ j’ai un nom d’ baptême
Et qu’ nous v’là tous deux dans la boue,
Aussi vrai que j’ suis qu’eun’ vadrouille,
Un bat-la-crève, un fout-la-faim
Et toi un Guieu magasin d’ giffes.
Ej’ m’en vas t’ buter dans la tronche,
J’ vas t’ boulotter la pomm’ d’Adam,
J’ m’en vas t’ rincer, gare à ta peau !
En v’là assez... j’ m’en vas t’ saigner.
J’ai soupé, moi, des Résignés
J’ai mon blot des Idéalisses !
— Arrière, arrièr’, n’ va pas pus loin !
Un moment vient où tout s’ fait vieux,
Où les pus bell’s chos’s perd’nt leurs charmes :
(Oh ! v’là qu’ tu pleur’s, et des vraies larmes !
Tout va s’écrouler, nom de Dieu !)
— Ah ! je m’ gondole... ah ! je m’ dandine...
Rien n’ s’écroule, y aura pas d’ débâcle ;
Eh l’Homme à la puissance divine !
Eh ! fils de Dieu ! fais un miracle !
X
— Et Jésus-Christ s’en est allé
Sans un mot qui pût m’ consoler,
Avec eun’ gueul’ si retournée
Et des mirett’s si désolées
Que j’ m’en souviendrai tout’ ma vie.
Et à c’ moment-là, le jour vint
Et j’ m’aperçus que l’Homm’ Divin..
C’était moi, que j’ m’étais collé
D’vant l’ miroitant d’un marchand d’ vins !
On perd son temps à s’engueuler...
=_- III -_=
"Il suffit d’un Homme pour
changer la face du monde."
Jehan Rictus
XI
Mais ça fait rien si qu’y r’viendrait
Quéqu’ nuit d’Hiver quand l’ frio semble
Fair’ péter pavés et carreaux
(Mais durcir les cœurs les pus tendres),
Et g’ler les pleurs aux cils qui tremblent,
Si qu’y planquait son blanc mensonge
Quéqu’ nuit autour d’un brasero !
Ça s’rait p’têt’ moi qui yi dirait
Les mots qui s’raient l’ pus nécessaire
Et ça s’rait p’têt’ ben moi qui s’rait
L’ pus au courant d’ sa grand’ misère,
Ça s’rait p’ têt’ moi qui l’ consol’rais...
— Ah ! qu’ j’y crierais, n’ va pas pus loin,
A branl’nt dans l’ manch’ tes cathédrales ;
N’ va pas pus loin, n’ va pas pus loin,
Ton pat’lin bleu est cor pus vide
Qu’ nos péritoin’s réunis.
Ah ! enfonc’-toi les poings dans l’ bide
Jusqu’à la colonn’ vertébrale !
— Arrière, arrièr’, n’ va pas pus loin !
Ou n’ viens qu’ la s’main’ des quat’-jeudis
Car tu r’trouv’rais tes Ponce-Pilate
Présent en limace écarlate,
Trempée dans l’ sang des raccourcis !
— Arrière, arrièr’, n’ va pas pus loin !
(Car l’Iscariot a fait des p’tits)
Tu pourrais pus confier ta peine
Qu’aux grands torchons ou... à la Seine.
T’ as cru à l’Homm’ toi, ma pauv’ vieille ?
Ah ben ! tu sais, moi je n’ sais pus !
{Ventre affamé n’a pas d’oreilles
Et les vent’s pleins n’en ont pas plus !)
XII
— Pleur’ ! Pleure encor, pleur’ tout’s tes r’ssources
(Comm’ pleur’ le gas qui n’ peut payer
Son enterr’ment ou son loyer).
Qu’ tes trous à voir d’vienn’nt deux gross’s sources
Et qu’ l’Univers en soye noyé !
— Pleur’ ! pleure encore et sois béni,
Ta banq’ d’amour a fait faillite
Coffret d’ sanglots, boîte à génie.
Ah ! le beau rêv’ que t’ as conté.
Ton Paradis ? La belle histoire
Sans c’te vach’ de Réalité :
— T’ étais l’ pus pauv’ d’entre les Hommes
Car tu sentais qu’ tu pouvais rien
Contre leur débine indurée :
(Or comm’ les Pauv’s n’ont d’aut’ moyen
Pour bouffer un peu leur chagrin
Que d’ se réciter leur détresse
Ou d’en dir’ du mal à part eux
Et rêvasser quéqu’ chose de mieux
Pour le surlend’main des lend’mains)
— Toi, t’ as voulu sécher d’un coup
Le très vieux cancer des Humains
Et pour ça leur en faire accroire...
Ton Paradis ? la belle histoire !
Et tu leur aimantas les yeux
Vers le vide enivrant des cieux
Qui dans ton pat’lin sont si bleus !
(Ton Paradis ? Eh ben ! c’était
Un soliloque de malheureux !)
XIII
— Ah ! sors-toi l’ cœur, va, pauv’ panné,
Ton cœur de pâle illuminé,
Au lieur d’histoir’s à la guimauve
Hurle ta peine à plein gosier.
— Pisqu’y gn’a pus personn’ qui t’aime
Et qu’ te v’là comme abandonné
Le cul su’ ta Mason ruinée,
Sors-moi ton cœur désordonné
Lui qui n’a su que pardonner,
Tremp’-le dans la boue et dans l’ sang
Et dans ton poing qu’y d’vienne eun’ fronde
Et fous-le su’ la gueule au monde
Y t’en s’ra p’têt’ reconnaissant !
(T’ en as déjà donné l’exemple
Mais d’puis... l’a passé d’ l’eau sous l’ pont)
Faut rester l’ gas au coup d’ tampon
Qui boxait les marchands du Temple !
— Chacun a la Justice en lui,
Chacun a la Beauté en lui,
Chacun a la Force en lui-même,
L’Homme est tout seul dans l’Univers,
Oh ! oui, ben seul et c’est sa gloire,
Car y n’a qu’ deux yeux pour tout voir.
Le Ciel, la Terre et les Étoiles
Sont prisonniers d’ ses cils en pleurs.
Y n’ peut donc compter qu’ su’ lui-même.
J’ m’en vas m’ remuer, qu’ chacun m’imite,
C’est là qu’est la clef du Problème,
L’Homm’ doit êt’ son Maître et son Dieu !
XIV
— Quiens ! V’là l’ Souriant en flanquet bleu,
V’là l’ coq qui crach’ son vieux catarrhe
Comme au matin d’ ton agonie
Alors que Pierr’ copiait Judas
(Tu vois c’te bête alle a s’en fout
A sonn’ la diane de la Vie,
La Vie qui n’ meurt pas comm’ les Dieux !)
— Viens çà un peu que j’ te délie
Et que j’ t’aide à sortir tes clous
(Eustach’s pour qui qui nous touch’ra)
Viens avec moi par les Faubourgs,
Par les mines, par les usines
On ballad’ra su’ les Patries
Où tes frangins sont cor à g’noux
(Car c’est toi qui les y a mis !)
Faut à présent leur prend’ les pattes,
Les aider à se r’mett’ debout,
Y faut secouer au cœur des Hommes
Le Dieu qui pionc’ dans chacun d’ nous !
XV
Ou ben alorss si tu peux pas,
Si tu n’as pus rien dans les moëlles,
Retourn’ chez l’Accrocheur d’Étoiles
Remont’ là-haut ! Va dire au Père,
À celui qui t’a envoyé,
Quéqu’ chos’ qu’aurait l’air d’eun’ prière
Qui s’rait d’ not’ temps, eh ! crucifié.
[modifier]XVI
Notre dab qu’on dit aux cieux,
(C’est y qu’on n’ pourrait pas s’entendre !)
Notre daron qui êt’s si loin
Si aveug’, si sourd et si vieux,
(C’est y qu’on n’ pourrait pas s’entendre !)
Que Notre effort soit sanctifié,
Que Notre Règne arrive
À Nous les Pauvr’s d’pis si longtemps,
(C’est y qu’on n’ pourrait pas s’entendre !)
Su’ la Terre où nous souffrons
Où l’on nous a crucifiés
Ben pus longtemps que vot’ pauv’ fieu
Qu’a d’jà voulu nous dessaler.
(C’est y qu’on n’ pourrait pas s’entendre !)
Que Notre volonté soit faite
Car on vourait le Monde en fête,
D’ la vraie Justice et d’ la Bonté,
(C’est y qu’on n’ pourrait pas s’entendre !)
Donnez-nous tous les jours l’ brich’ton régulier
(Autrement nous tâch’rons d’ le prendre) ;
Fait’s qu’un gas qui meurt de misère
Soye pus qu’un cas très singulier.
(C’est y qu’on n’ pourrait pas s’entendre !)
Donnez-nous l’ poil et la fierté
Et l’estomac de nous défendre,
(Des fois qu’on pourrait pas s’entendre !)
Pardonnez-nous les offenses
Que l’on nous fait et qu’on laiss’ faire
Et ne nous laissez pas succomber à la tentation
De nous endormir dans la misère
Et délivrez-nous de la douleur
(Ainsi soit-il !)"
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JEHAN RICTUS par Rémy de Gourmont
"Du temps que M. Gabriel Randon sculptait la Dame de Proue d'une nef qui n'a pas encore vu la mer, nul ne prévoyait que, nouveau Bruant, il dût lancer aux foules troublées les apostrophes argotiques, violentes et goguenardes qui ont fait à Jehan Rictus la réputation singulière d'un poète du pavé et d'un déclamateur du tréteau. Il y a des vocations soudaines et des aiguillages imprévus. M. Randon avait été l'une des voix de l'anarchisme littéraire, au temps où de futurs académiciens démolissaient (très peu) la Société au moyen de phrases élégantes et de sarcasmes spirituels. C'est à lui, je crois, qu'on doit le mot fameux : « Il n'y a pas d'innocent », mot terrible et digne d'un prophète plus biblique, opinion grave qui nous mettait plus bas que la ville maudite d'où Loth ne devait sortir, il est vrai, que pour donner un exemple fâcheux aux familles futures. Enfin, les poètes ayant réintégré leur campement, aux sources de l'Hippocrène, on s'aperçut de la disparition de celui qui taillait, avec un soin délicieux, la proue vierge d'un navire en partance pour les Atlantides : peu de temps après, nous fûmes informés de la naissance de Jehan Rictus et des Soliloques du Pauvre.
Il y avait une rumeur du côté de Montmartre : quelque chose de nouveau surgissait d'entre la foule des diseurs de gaudrioles et de bonne aventure; quelqu'un, pour la première fois, faisait parler, avec un abandon original et capricieux, le Pauvre des grandes villes, le trimardeur parisien, le loqueteux en qui il reste du bohème, le vagabond qui n'a pas perdu tout sentimentalisme, le rôdeur en qui il y a du poète, le misérable capable encore d'ironie, le déchu dont la colère s'évapore en malédictions blagueuses, dont la haine recule si
L'espoir luit comme un brin de paille dans l'étable,
dont l'amertume n'est que du désir ranci, l'homme enfin qui voudrait vivre et que l'égoïsme des élus rejette éternellement dans les ténèbres extérieures.
C'est là un type humain, admissible à la fraternité. Il posera peut-être une bombe, un jour de désespoir ; il ne surinera pas un pante le long des fortifs. Entre ce Pauvre et les humanités basses que célébra M. Bruant, il y a toute la profondeur des douves qui séparent l'homme de l'animalité et l'art de la crapule.
Le Pauvre de Jehan Rictus penche certainement vers l'anarchisme. Comme il est privé de toute jouissance matérielle, les grands principes le laissent froid. Le Socialiste en paletot et le Républicain en redingote lui inspirent un identique mépris et il ne conçoit guère comment les malheureux, doucement leurrés par les politiciens gras, peuvent encore écouter sans rire la honteuse promesse d'un bonheur illusoire autant que futur. Il n'est pas sot, il pense à aujourd'hui et non à demain, à lui-même, qui a faim et froid, et non aux problématiques mômes encore prisonniers dans les reins faciles du prolétariat :
Nous... on est les pauv's'tits Fan-fans,
Les p'tits flaupés... les p'tits fourbus,
Les p'tits fou-fous... les p'tits fantômes
Qui s'ont soupé du méquier d'môme...
Elle est très amusante, cette ronde biscornue, la Farandole des Pauv's'tits Fan-fans.
C'est surtout dans la première pièce du volume, l'Hiver, qu'il faut chercher la pittoresque expression de ce mépris du Pauvre pour tous les professionnels de la politique ou de la bienfaisance, pour les sereines pleureuses, entretenues par la misère qui les écoute et les paie, rentées par les larmes des crève-la-faim, pour tous les hypocrites dont le fructueux métier est de « plaind' les Pauvr's » en faisant la noce. Dans les sociétés égoïstes et avachies, nul commerce ne rapporte davantage que celui de la pitié, et la traite des Pauvres demande moins de capitaux et fait courir moins de dangers que la traite des nègres. C'est tout plaisir. Jehan Rictus dit cela ironiquement, en son langage :
Ah ! c'est qu'on n'est pas muff' en France,
On n' s'occup' que des malheureux ;
Et dzimm et boum ! la Bienfaisance
Bat l'tambour su'les ventres creux !
L'en faut, des Pauv's, c'est nécessaire,
Afin qu'tout un chacun s'exerce,
Car si y gn'avait pas d'misère,
Ça pourrait ben ruiner l'commerce.
Le poème le plus curieux, le plus étrange et aussi le plus connu des Soliloques est le Revenant. On en connaît le thème : le Pauvre attardé dans la nuit resonge à ce qu'on lui a confié jadis d'un Dieu qui s'est fait homme, qui vécut, lui aussi, pauvre parmi les pauvres, et qui, pour sa bonté et la divine hardiesse de sa parole, fut supplicié. Il était venu pour sauver le monde ; mais la méchanceté du monde a été plus forte que sa parole, plus forte que sa mort, plus forte que sa résurrection. Alors, puisque les hommes sont aussi cruels, vingt siècles après sa venue, qu'aux jours de sa venue, peut-être l'heure a-t-elle sonné d'une incarnation nouvelle, peut-être va-t-il descendre pareil à un pauvre de Paris, de même que jadis il vécut pareil à un pauvre de Galilée ? Et il descend. Le voilà :
Viens ! que j'te rgarde... ah ! comm' t'es blanc.
Ah ! comm' t'es pâle... comm' t'as l'air triste...
. . . . . . . . . . . .
Ah ! comm' t'es pâle... ah ! comm' t'es blanc.
Tu grelottes, tu dis rien, tu trembles
(T'as pas bouffé, sûr... ni dormi !),
Pauv' vieux, va... Si qu'on s'rait amis ?
Veux-tu qu'on s'asseye su' un banc,
Ou veux-tu qu'on balade ensemble ?
. . . . . . . . . .
Ah ! comm' t'es pâle... ah ! comm' t'es blanc !
Sais-tu qu't'as l'air d'un Revenant ? . . . .
Et le Pauvre continue, faisant du Christ des misérables un portrait qui, trait pour trait, s'applique à lui, le Pauvre. L'idée n'est pas banale et je ne suis pas surpris qu'à l'audition, dit avec émotion et force par le poète, ce morceau soit d'un effet saisissant.
Plus loin, après avoir exposé à Jésus combien sa religion a dégénéré avec la bassesse des prêtres et la lâcheté des fidèles, Jehan Rictus, le Pauvre, se souvient qu'il est aussi poète lyrique ; il y a là une strophe qui est belle et qui le serait davantage en style pur :
Toi au moins, t'étais un sincère,
Tu marchais... tu marchais toujours ;
(Ah ! cœur amoureux, cœur amer),
Tu marchais même dessus la mer
Et t'as marché jusqu'au Calvaire.
Cela finit par de durs reproches qui ne manquent pas de grandeur :
Ah ! rien n't'émeut, va, ouvr' les bras,
Prends ton essor et n'reviens pas ;
T'es l'Etendard des sans-courage,
T'es l'Albatros du grand Naufrage,
T'es l'Goéland du Malheur !
Ici, c'est l'idée de la résignation qui trouble le Pauvre ; comme tant d'autres, il la confond avec l'idée bouddhiste de non-activité. Cela n'a pas d'autre importance en un temps où l'on confond tout et où un cerveau capable d'associer et de dissocier logiquement les idées doit être considéré comme une production miraculeuse de la Nature. Passons. Finalement le Pauvre reconnaît qu'il a interpellé son lamentable reflet dans la glace d'un marchand de vins. La conclusion de la troisième partie est brutale, mais bien dans le ton de sincérité libertaire qui anime les Soliloques : Toi qui as jeté les hommes à genoux, maintenant remets les debout,
Y faut secouer au cœur des Hommes
Le Dieu qui pionc' dans chacun d'nous.
A la fin du livre intitulé Déception, il y a un morceau particulièrement curieux et qui n'est pas sans faire songer que la grande poésie n'est peut-être pas incompatible avec le style populaire, et souvent grossier, adopté par Jehan Rictus. Il s'agit de la Mort.
Tonnerr' de dieu, la Femme en Noir
La Sans-Remords... la Sans-Mamelles,
La Dure-aux-Cœurs, la Fraîche-aux-Moelles,
La Sans-Pitié, La Sans-Prunelles,
Qui va jugulant les plus belles
Et jarnacquant l'jarret d' l'Espoir;
Vous savez ben... la Grande en Noir
Qui tranch' les tronch's par ribambelles
Et dans les tas les pus rebelles
Envoie son Tranchoir en coup d'aile
Pour fair' du Silence et du Soir !
Les apocopes et les mots déformés n'ont pu gâter tout à fait ces deux strophes, mais comme elles auraient gagné à être écrites sérieusement ! Il m'est vraiment difficile d'admettre le patois, l'argot, les fautes d'orthographe, les apocopes, tout ce qui, atteignant la forme de la phrase ou du mot, en altère nécessairement la beauté. Ou, si je l'admets, ce sera comme jeu ; or, l'art ne joue pas ; il est grave, même quand il rit, même quand il danse. Il faut encore comprendre qu'en art tout ce qui n'est pas nécessaire est inutile ; et tout ce qui est inutile est mauvais. Les Soliloques du Pauvre exigeaient peut-être un peu d'argot, celui qui, familier à tous, est sur la limite de la vraie langue ; pourquoi en avoir rendu la lecture si ardue à qui n'a pas fréquenté les milieux particuliers où il semble que l'on parle pour n'être pas compris ? Ensuite, l'argot est difficile à manier ; Jehan Rictus, malgré son abondance, évolue assez difficilement parmi les écueils de ce vocabulaire. Beaucoup des mots qu'il emploie ne sont peut-être plus en usage, car l'argot, malgré ce qu'il retient de permanent, se transforme avec tant de rapidité que d'une année à l'autre les choses les plus usuelles ont changé de nom. Autrefois, le grand mot des voleurs (et des autres), l'argent, ne gardait que très peu de temps son manteau argotique ; constamment rhabillé, il échappait à la connaissance immédiate des non-initiés. Dès que le nom argotique de l'argent avait passé dans le peuple, les voleurs en imaginaient un autre. Il paraît qu'il n'y a plus de jargon ou argot spécial aux voleurs ; c'est-à-dire que son domaine se serait étendu et aurait pénétré jusque dans les ateliers et les usines : une telle langue n'en demeure pas moins une langue secrète. Tout cela ne m'empêche pas de reconnaître le talent très particulier de Jehan Rictus. Il a créé un genre et un type ; il a voulu hausser à l'expression littéraire le parler commun du peuple, et il y a réussi autant que cela se pouvait ; cela vaut la peine qu'on lui fasse quelques concessions, et qu'on se départisse, mais pour lui seul, d'une rigueur sans laquelle la langue française, déjà si bafouée, deviendrait la servante des bateleurs et des turlupins."
Rémy de Gourmont - "Le IIe Livre des masques, 1898"
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Voyez, aussi, cet article de qualité : Le Dernier poète catholique malgré lui
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Extrait 1
Extrait 2
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Commentaires
Superbe Jehan Rictus. Merci Nebo
Écrit par : Henri | 22/04/2008
L'un des plus grands amis de Rictus, et qui dans ses "Dernières colonnes de l'Eglise" le baptisât "le dernie grand poète catholique" , fut Léon Bloy! Il connaissait parfaitement l'athéisme de Rictus, mais dans la lecture "en énigme, comme à travers un miroir" que, suivant Saint Paul, Bloy fait du monde, ça ne le dérange pas -on le comprend à lire ce texte qui fut l'un des poèmes qui poussèrent Bloy vers un Rictus qui l'admirait déjà. Il y a d'autre pièces dans les "Soliloques du pauvre" qui sont assez belles, même si Randon-Rictus n'a qu'une corde à sa lyre. Il a aussi laissé un énorme "Journal" de 20 000 pages... L'Ornythorinx a écrit un joli petit dossier sur Rictus (dont il est longuement parlé dans le T 3 du Journal inédit de Bloy que je dévore actuellement).
Oui, excellente idée d'aller réveiller cet oublié (qui me fait penser qu'en comptant Darien et Jarry -qui finit d'extrême droite- Bloy avait décidémment de mauvaises fréquentations).
Écrit par : Restif | 22/04/2008
Bonjour à vous et merci bien pour votre lien. Cela me permet au passage de recroiser Restif, que je salue donc ici, arpenteur érudit de la blogosphère.
Comme une coïncidence ne vient jamais seule, j'ai croisé le nom de "Nebo", tout à fait incidemment, aujourd'hui dans un livre sur le Paris fin-de-siècle (période dont Restif est assez connaisseur je crois) de MC. Blancquart et où, à propos de je ne sais plus quel comparse du Sâr Péladan qui utilisait lui-même le pseudo de Nebo, j'ai appris qu'il s'agissait "du nom que donnaient à Mercure les Chaldéens".
Montmartre comme vous le savez peut-être est un lieu de culte immémorial, dédié à celui d'Hermès/Mercure (enfin je crois) avant qu'à celui du Christ.
Ce que j'ai trouvé troublant chez Rictus c'est son arrêt brutal de la poésie, au profit du fameux journal de 20.000 pages dont parle Restif, du moins semble-t-il... S'est-il laissé absorber par le grand oeuvre diariste dont les effets vortex sur le reste de l'oeuvre ont été attestés par maints auteurs, Nabe par exemple qui l'a brûlé (dit-il du moins... )?
On m'avait dit en tout cas que Claire Pauhlan avait le projet de l'éditer...
Une curiosité que j'avais notée, également : il a vécu deux fois trente-trois ans, au XIX et au XXE s...
Etonnant, non? :)
Bien à vous.
Écrit par : OrnithOrynque | 22/04/2008
Bonjour oh le plus affable des ornithOrynques (lequel est fort renommé pour ses délicatesses et courtoisies et saurait en remontrer à Sir Galaad qui n'est que ruffian si on l'ose comparer au preux monotrème).
Marie Claire Bancquart appartient à l'aile "naturaliste" des 19èmiste, du genre à préférer Les soeurs Vatards à sainte Lydwine. Son Huysmans est fils de Zola hors à partir d'A rebours (et je suis gentil) c'est faux. C'est une spécialiste de Zola et ça lui met des oeillères énormes...bref, ELLE Ne DIT PAS UN MOT DE BLOY dans Paris fin de siècle!!! Je pense que cela suffit à établir sa parfaite infamie non? Déjà zolienne, c'était hautement suspecte. Blague à part parler de Paris, de Montmartre sans dire un mot de Bloy qui a laissé sur la basilique des passages superbes..(et puis les découvertes de Dominique-Millet Gérard qui paraîtront cette année dans les actes du colloque Bloy montrent que le Huysmans dont parle Bancquart doit bcp à Bloy. On a trop longtemps refusé de croire ce dernier lorsqu’il disait que l’auteur de Là-bas l’avait quelque peu (et plus que ça) dépouillé. Et croyez moi, Dominique-Millet Gérard, aussi à l’aise dans le latin du Moyen-Âge, que dans Claudel, la spiritualité occidentale que dans la littérature fin de siècle et l’histoire, c’est quelqu’un ! De plus d’ampleur que M.C Bancquart, (c’est objectif je vous l’assure, j’ai entendu les deux).
Certes, Bloy ce n'est pas un écrivain descriptif au sens de l'ekphrasis classique. Chez lui, le monde des objets est envahi par le biologique, les lits "suintent", les couvertures "bourgeonnent" : univers stercoraire, monde excrément, lieu de la prolifération des vermines en tout genre, monde du bourgeois antéchrist. Bloy, pour qui "le poète se souvient de l'avenir" (il en avait dit autant du prophète dans Le mendiant ingrat. Mais du prophète au poète le glissement opère assez rapidement vers notre chantre de l'Imagination qui est pour lui le parèdre de l'Enthousiasme - principe poïétique majeur. Voir son article sur Mm de Staël repris dans Les propos d'un entrepreneur en démolition et la magnifique note sur l'imagination dans Belluaires et porchers).
Hélas un accident vient de me priver d'un rajout d'un 20'n de lignes qui reprenait à
" pour Bloy le poète disais-je,". Je tente une brève (et mauvaise) redite :
l'écrivain poète est la figure bloyenne du Christ-paraclet, d'un Christ au dépotoir d'un côté (cd Désespéré :SI VOUS AVEZ BESOIN DE MON FILS, CHERCHEZ-LE DANS LES ORDURES. ) et de l'autre image terrestre de l'élection. J'y retraçais comment Bloy reprend les figures de Renée, et du poète Baudelairien né pour le Guignon, élu par la douleur (cf Bénédictions « Lorsque par un décret des puissances suprêmes » fleurs du mal). Mais l'absolu modernité de Bloy est que pour lui -avant Mallarmé et bien plus théologiquement que cet athée de Stéphane- l'histoire n'est que le Livre de Dieu, un livre qui ne raconte QUE Dieu. Chaque acte -la Berezina par exemple- est une virgule dans l’histoire de Dieu ou un morceau de Sa chair. L’histoire même est Incarnation et le temps n’est qu’une illusion – tout est donné au même instant dans un livre, même si la lecture est linéaire, tout est là , présent. C’est bien cela qui permet au poète de se "souvenir de l’avenir ".
C’est dur d’avoir perdu les phrases précises et plus concentrées qui me sont venues tout à l’heure. J’y étais bien plus clair, net aisément compréhensible. Tout cela rejoins des recherches persos mais on a pas toujours la chance de synthétiser comme j’avais su le faire. Un faux mouvement à tout perdu…tant pis. Sur Marchenoir porte-voix de Bloy :
" -- l'histoire universelle lui apparaissait comme un texte homogène, extrêmement lié, vertébré, ossaturé, dialectiqué, mais parfaitement enveloppé et qu'il s'agissait de transcrire en une grammaire d'un possible accès. " (désespéré) : manière d’accomplir par l’écriture le projet , le rêve, l’utopie absolue de Bloy, la translation des Figures en chair – une nouvelle incarnation de Dieu. Magie théurgique imitative, la réussite de l’écriture doit accomplir la promesse de l’Ecriture. Et de même que la Bible ne parle que de Dieu, l'histoire n'est que l'écriture de Dieu s'écrivant lui-même à travers ses membres, les hommes, faits à son image. Bha, je m’arrête là devenant ennuyeux. Tout cela doit être encore fouillé et retravaillé (mais c’est déposé à l’ école Doct. hein avec biblio et tout ! je dis ça parce que la parano doit régner hélas en certaines sphères, et certes pas pour les habitués d’incarnation ou M. de l’Orni.)
brefi-brefa bien qu'elle travaille avec un type que j'adore, à qui je dois bcp, je ne suis pas tout à fait le paladin de MC Bancquart l’émérite mandarine aux prunelles zolatilisées. Ceci dit elle a raison de parler de Le Poictevin qui est totalement oublié -parfois à juste titre - mais qui a taraudé, laminé la langue comme jamais. Ne serait-ce que pour ça, et pour l'eberluement dans lequel il jette le vieux Goncourt (cf Journal, index, Bouquins), ça vaut le coup. Il existe un article génial de Jean Louis Cabanès dans Dieu, la chair et les livres sur les "écarts de l'écriture artiste" qui montre comment de Mannette Salomon on en arrive à Ludine .
Voilà que je me suis laissé emporter alors qu’il me faut courber mon âme aux rigueurs du travail (et à d’autres rigueurs hélas). Merci OrnithOrynque de m’avoir donné envie de tenter cette échappée. Je me tais sur Péladan, il y aurait trop à dire et je n’en ai pas le droit ne l’ayant pas encore vraiment lu. Mais pour « Nebo », j’avais eu le plaisir de dire ici ce que notre amphitryon connaissait déjà fort probablement : il est une « grotte de Nebo » sacrée qui cache des choses fort intéressantes. Enfin le nom n’a pas fini de laisser deviner d’exquis mystères. Le plus drôle est que certains seront forcément surprise(s) à notre hôte enchanté.
A qui je souhaiterai bientôt de joyeuses Pâques . Dans 3 jours…
Sur Poictevin -Gourmont
http://www.remydegourmont.org/vupar/rub2/poictevin/notice.htm
Bien à vous Or-ni-thor –hinc nascuntunr spinetissimas sententias
Ps Nebo, Irina – meilleures pensées, au delà des formules (peu de temps actuellement, (SI, SI VRAI) mais point d’oubli chez moi).
Écrit par : Restif | 24/04/2008
Merci Restif pour ce développement. La MC Bancquart ne cite effectivement pas Bloy. Son livre est loin d'être inintéressant, il y a des idées. Mais en effet la part faite à Zola est prépondérante, ce qui en soi est toujours louche. Comme souvent chez les matérialistes purs et durs, il manque un souffle.
Bien à vous.
Écrit par : OrnithOrynque | 25/04/2008
Moi aussi, Restif, en ce moment je me tasse et bosse sur des trucs de ci de là... pas le temps ni le courage d'aller répondre aux commentaires... pas le temps d'aller traîner sur la blogosphère et d'y aller de mes points de vus juteux... heu heu heu ! Sinon, ce serait au détriment de ce que j'ai à faire d'impératif...
Je pense à toi, Restif, je vais balancer, bientôt, un article sur Bloy sur "Incarnation", quand les doigts de fée d'Irina l'auront tapé de bout en bout avec notes en bas de page à l'appui... spéciale dédicace pour Restif, Yo ! Comme on dit dans les quartiers de par chez moi... ;-)
Ce n'est pas de moi... je suis un piètre Bloyien (c'est comme ça qu'on dit ?) mais ce n'est pas inintéressant pour les tristes plumes comme ma pomme...
OrnithOrynque,
merci pour ce vent d'intelligence sur ma toile...
Bien à Vous...
@)>-->--->---
Écrit par : Nebo | 30/04/2008
Ah ça c'est une nouvelle qui me fait grand plaisir -j'ai au moins le temps de dire ça! a vrai dire, il y a certes le bloyen "officiel" qui a tout lu plus les correspondances et témoignages. Il arrive qu'à mon humble regard il passe à côté de l'essentiel de la colère amoureuse de cte enragé charitable.
Mais on peut très bien avoir lu un livre -que dis-je, 100 lignes! -et être devenu un vrai bloyen de coeur et d'âme. On a flambé du même feu, souffert de la même blessure, étouffé de la même colère. Personne ne le confisquera.
Est-il besoin de dire que je lirai avec gourmandise... La dédicace me fait très, très plaisir. Délicatesse qui me touche mieux que mes pauvres grands diables de mots ne le disent ici.
Oh que Merci Nebo !yo! , et à Irina pour ses doigts aux parfums de Brocéliande
Écrit par : Restif | 01/05/2008
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