22/06/2009
Abîme
=--=Publié dans la Catégorie "Humeurs Littéraires..."
« Quand en 410 parvint en Afrique la nouvelle, on ne voulut pas y croire : Rome pillée par Alaric, un chef wisigoth fédéré un temps avec l’Empire et qui s’était mis à son compte ! Mais quand débarquèrent les premiers réfugiés, il fallut bien admettre l’inadmissible. Rome, la maîtresse du monde, inviolée depuis huit siècles, mise à mal par une bande de supplétifs, chrétiens au demeurant, encore qu’ariens, qui l’eût seulement imaginé ? Non, certes, qu’à cette génération les présages aient fait défaut. En 378, ç’avait été le désastre d’Andrinople où Valens, l’empereur d’Orient, avait disparu. Là-dessus, les villes du Danube étaient tombées l’une après l’autre. On avait bien arrêté, en 405, l’avance de Radagaise et de ses Ostrogoths, mais les Vandales poursuivaient leur descente à travers la Gaule, l’Espagne et bientôt l’Afrique. En fait, tout avait commencé dès le IIIe siècle, en dépit des efforts d’un Aurélien, d’un Probus, d’un Dioclétien surtout pour reprendre en main la situation. Et c’est ainsi que peu à peu, sur fond de marasme économique, de laisser-aller et d’usrpations, les Barbares s’étaient installés en terre d’Empire. Ils s’imposaient aux postes importants des armées, où certains se rendaient indispensables, comme Stilicon précisément contre Radagaise. Mais peu de gens s’étaient avisés de la montée des périls : Libanios, Ammien Marcellin, ou encore le mystérieux auteur de l’Histoire Auguste. Certes, on disait bien que les choses n’allaient pas, mais n’est-ce pas là un refrain commun à toutes les époques ? Que c’en soit vraiment fini du monde où l’on vit, voilà une idée à laquelle on ne se fait pas, et moins encore accepte-t-on la chute d’un symbole jusque-là rassurant. Car, en réalité, Rome n’était plus depuis un bon siècle qu’une capitale émérite, remplacée par Milan, puis par Ravenne pour l’Occident, et pour l’Orient par Nicomédie, puis Constantinople. Momifiée dans sa gloire séculaire, elle n’avait pourtant rien perdu de son prestige, ni — du moins pour les grandes familles — de son agrément. Les rêves ne sont-ils pas toujours les derniers à mourir ? Partout dans le monde, ce fut donc l’inquiétude et la consternation. De Bethléem, Saint Jérôme écrit : « Horreur ! l’univers s’écroule ! » — et ailleurs : « Une rumeur terrifiante nous parvient d’Occident […] Ma voix s’étrangle, les sanglots étouffent mes paroles tandis que je les dicte. Elle est donc prise, la Ville qui a pris l’univers […]. » Dans la préface qu’il destine à son Commentaire d’Ezéchiel, le même Jérôme note : « Qui aurait pensé que Rome, édifiée avec les victoires remportées sur le monde entier, s’effondrerait au point de devenir le tombeau des peuples dont elle était la mère ? Que tous les pays de l’Orient, de l’Egypte, de l’Afrique verraient un jour réduits en esclavage d’innombrables enfants de la maîtresse de l’univers ? » Non que les dégâts fussent irréparables — au cours des temps, la Ville en verraient d’autres —, et Alaric n’avait fait que passer. Mais, en ces trois jours d’août 410, s’était évanoui le phantasme séculaire de Rome capitale éternelle du monde, Roma aeterna ».
Lucien Jerphagon, Préface du volume de la Pléiade : Saint Augustin, La Cité de Dieu (Œuvres, II)
A lire ces lignes, on devrait considérer d’un autre œil la menace à nos portes, lançant déjà son attaque par la propagation de ses métastases parmi nous. Mais il y a un précipice gigantesque entre les braves citoyens européens et leur conscience.
Leurs racines profondément enterrées ils barbotent dans la mare à connards. Plus de cervelle, plus de couilles. Encéphalogrammes presque plats. Quelques soubresauts par moment. C’est que la société de consommation a des aptitudes pour nous plonger dans l’agitation.
« Entre moi et ma conscience
S’étend un abîme
Sur le fond invisible duquel roule
Le fracas d’un torrent loin de tous les soleils,
Dont le bruit même est en fait noir et froid
Oh oui ! sur cette sorte d’épiderme qui clôture les opinions
De notre âme, froid et noir et terriblement vieux,
En soi, et non en son apparence exprimée. »
L’Abîme, le violoneux fou (Poésie anglaise) – Fernando Pessoa
Car l’histoire se répète et se répètera tant que cet abîme ne sera pas comblé. Des barbares et des ariens hier, des islamistes aujourd’hui. Il se joue, là, ici et maintenant, 2009, l’avenir d’une civilisation.
07:00 Publié dans Humeurs Littéraires | Lien permanent | Commentaires (7) | | del.icio.us | | Digg | Facebook
Commentaires
Dites, elle est bien jolie cette photo en pied de note, vous la sortez d'où?
Écrit par : sidonie | 23/06/2009
Trouvée, par hasard, grâce à Google images...
Écrit par : Nebo | 23/06/2009
Mmm, moui, mais, bon, pourquoi Grenoble, là?
Écrit par : sidonie | 23/06/2009
Je ne savais même pas que c'était Grenoble, voyez-vous... J'ai dû taper "apocalypse", si je me souviens bien, dans Google images et je suis tombé là-dessus. Heureux hasard.
Écrit par : Nebo | 23/06/2009
Oui... Surtout que le photographe a d'autres trucs sympa en stock : http://nicobironphotos.com
Écrit par : sidonie | 23/06/2009
Ses photos en noir et blanc sont très belles... la série "violoncelle" comporte quelques jolies captures. Je n'aime pas celles prises au milieu des graffitis et divers "tags", même si l'on pourrait penser que le violoncelliste, en jouant, élève une prière vers le ciel de ce non-lieu perdu. Merci Sidonie pour cette découverte. :-)
Écrit par : Nebo | 23/06/2009
Et merci à vous!
Écrit par : sidonie | 24/06/2009
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