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23/03/2011

Un ennemi de plus pour cette hideuse société qui nous rançonne

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

« Il y avait de cela quelques années, il s'était croisé, rue de Rivoli, un soir, avec un galopin d'environ seize ans, un enfant pâlot et fûté, tentant de même qu'une fille. Il suçait péniblement une cigarette dont le papier crevait, percé par les bûches pointues du caporal. Tout en pestant, il frottait sur sa cuisse des allumettes de cuisine qui ne partaient point; il les usa toutes. Apercevant alors des Esseintes qui l'observait, il s'approcha, la main sur la visière de sa casquette et lui demanda poliment du feu. Des Esseintes lui offrit d'aromatiques cigarettes de dubèque, puis il entama la conversation et incita l'enfant à lui conter son histoire.
Elle était des plus simples, il s'appelait Auguste Langlois, travaillait chez un cartonnier, avait perdu sa mère et possédait un père qui le battait comme plâtre.
Des Esseintes l'écoutait pensif : - Viens boire dit-il. Et il l'emmena dans un café où il lui fit servir de violents punchs. - L'enfant buvait, sans dire mot. - Voyons, fit tout à coup des Esseintes, veux-tu t'amuser, ce soir ? c'est moi qui paye. Et il avait emmené le petit chez madame Laure, une dame qui tenait, rue Mosnier, au troisième, un assortiment de fleuristes, dans une série de pièces rouges, ornées de glaces rondes, meublées de canapés et de cuvettes.
Là, très ébahi, Auguste avait regardé, en pétrissant le drap de sa casquette, un bataillon de femmes dont les bouches peintes s'ouvrirent toutes ensemble - Ah le môme ! Tiens, il est gentil ! - Mais, dis donc, mon petit, tu n'as pas l'âge, avait ajouté une grande brune, aux yeux à fleur de tête, au nez busqué, qui remplissait chez Madame Laure l'indispensable rôle de la belle juive. Installé, presque chez lui, des Esseintes causait avec la patronne, à voix basse.
- N'aie donc pas peur, bêta, reprit-il, s'adressant à l'enfant. Allons, fais ton choix, je régale. Et il poussa doucement le gamin qui tomba sur un divan, entre deux femmes. Elles se serrèrent un peu, sur un signe de madame, enveloppant les genoux d'Auguste, avec leurs peignoirs lui mettant sous le nez leurs épaules poudrées d'un givre entêtant et tiède, et il ne bougeait plus, le sang aux joues, la bouche rêche, les yeux baissés, hasardant, en dessous, des regards curieux qui s'attachaient obstinément au haut des jambes.(...)
- Alors ce n'est pas pour ton compte que tu viens, ce soir, dit à des Esseintes madame Laure.
Mais où diable as-tu levé ce bambin ? reprit-elle, quand Auguste eut disparu, emmené par la belle juive.
- Dans la rue, ma chère.
- Tu n'es pourtant pas gris, murmura la vieille dame. Puis, après réflexion, elle ajouta, avec un sourire maternel : - Je comprends ; mâtin, dis-donc, il te les faut jeunes, à toi !
Des Esseintes haussa les épaules.
- Tu n'y es pas ; oh ! mais pas du tout, fit-il ; la vérité c'est que je tâche simplement de préparer un assassin.
Suis bien en effet mon raisonnement. Ce garçon est vierge et a atteint l'âge où le sang bouillonne ; il pourrait courir après les fillettes de son quartier, demeurer honnête, tout en s'amusant, avoir, en somme, sa petite part du monotone bonheur réservé aux pauvres. Au contraire, en l'amenant ici, au milieu d'un luxe qu'il ne soupçonnait même pas et qui se gravera forcément dans sa mémoire ; en lui offrant, tous les quinze jours, une telle aubaine, il prendra l'habitude de ces jouissances que ses moyens lui interdisent ; admettons qu'il faille trois mois pour qu'elles lui soient devenues absolument nécessaires - et, en les espaçant comme je le fais, je ne risque pas de le rassasier ; - eh bien, au bout de ces trois mois, je supprime la petite rente que je vais te verser d'avance pour cette bonne action, et alors il volera, afin de séjourner ici ; il fera les cent dix-neuf coups, pour se rouler sur ce divan et sous ce gaz !
En poussant les choses à l'extrême, il tuera, je l'espère, le monsieur qui apparaîtra mal à propos tandis qu'il tentera de forcer son secrétaire : - alors, mon but sera atteint, j'aurai contribué, dans la mesure de mes ressources, à créer un gredin, un ennemi de plus pour cette hideuse société qui nous rançonne. »

Joris-Karl Huysmans, A Rebours (1884)

 

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