19/04/2011
Le Cimetière des chiens
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« Après le cimetière des pauvres, c’est une sensation plus que bizarre de visiter le Cimetière des chiens. Beaucoup de personnes ignorent probablement qu’il existe.
Un certain effort n’est pas inutile pour s’habituer à cette pensée d’une nécropole de chiens. Cela existe, pourtant, à Asnières, dans une île, autrefois charmante, de la Seine. Oui, les chiens ont un cimetière, un vrai et beau cimetière avec concessions de trois à trente ans, caveau provisoire, monuments plus ou moins somptueux et même fosse commune pour les idolâtres économes, mais surtout, on le suppose, pour que les pauvres appartenant à l’espèce humaine soient mieux insultés.
L’article 5 du règlement est admirable : "Tous emblèmes religieux et tous monuments affectant la forme de sépultures humaines sont absolument prohibés dans le cimetière zoologique." Le public est averti, par ce dernier mot, que le fondateur ou la fondatrice est une personne savante qui ne parle pas en vain. On n’est pas des chiens soi-même ni des sentimentaux imbéciles, mais des zoologues, des penseurs. Et cela éclaire singulièrement la prohibition, quelque peu jésuitique, des emblèmes religieux. Il semblerait en effet que cette défense ait en vue d’empêcher des profanations, alors qu’il suffit d’un coup d’œil sur les monuments pour s’assurer d’un athéisme volontaire et solidement corseté. Exemple :
Si ton âme, ô Sapho, n’accompagne la mienne
O chère et noble Amie, aux ignorés séjours,
Je ne veux pas du Ciel ! Je veux, quoiqu’il advienne,
M’endormir comme Toi, sans réveil, pour toujours.
Ces vers, héroïquement chevillés, d’une vieux bas bleu millionnaire sur la charogne de sa chienne aimée, en disent assez et même un peu plus. Mais la zoologie sauve tout. Pour ce qui est de "la forme absolument prohibée de sépultures humaines", tout ce qu’on en peut dire, c’est que cette clause est une bien jolie blague. Un myope, incapable de déchiffrer les inscriptions et non averti, pensera nécessairement qu’il est dans un cimetière, païen à coup sûr et fort bizarre, mais humain et on ne voit pas ce qui pourrait le détromper. Il y a là des monuments grotesques et coûteux dont le ridicule n’a rien d’excessif ni d’humiliant pour la meilleure compagnie et qui conviendraient parfaitement aux carcasses des gentilshommes les plus distingués. Les épitaphes, il faut l’avouer, ne laissent aucun doute, mais seulement les épitaphes.
La monotonie des « regrets éternels » est un peu fatigante. La formule de fidélité, plus canine que les chiens eux-mêmes : "Je te pleurerai toujours et ne te remplacerai jamais" surabonde péniblement. Néanmoins le visiteur patient est récompensé.
Ma Ponette, protège toujours ta maîtresse. – Kiki, Trop bon pour vivre. – Drack, Il nous aimait trop et ne pouvait vivre. – Linda, Morte d’attachement, de fidélité, d’intelligence et d’originalité – Sur ton corps le printemps effeuillera les roses – Elle était toute notre vie – A Folette, O ma mignonne tant aimée, De ma vie tu fus le sourire – Et celle-ci, oh ! celle-ci : "Mimiss, sa mémère à son troune-niousseniousse !"
On ne saurait trop recommander un monument glorieux qu’on pourrait croire celui d’un Desaix ou d’un Kléber, et je ne sais quel chapiteau colossal au centre duquel se voit un énorme ex-voto blasonné du nom d’un chien en lettres d’or. Il y a aussi des couronnes de marquis, de comtes, de vicomtes, un tortil et même une couronne fermée surmontée de la croix, prohibée pourtant. Mais on ne refuse rien aux princes et on est dans la pourriture aristocratique des chiens, à plusieurs millions de lieues des prolétaires.
On est forcé de se demander si la sottise décidément n’est pas plus haïssable que la méchanceté même. Je ne pense pas que le mépris des pauvres ait jamais pu être plus nettement, plus insolemment déclaré. Est-ce l’effet d’une idolâtrie démoniaque ou d’une imbécillité transcendante ? Il y a là des monuments qui ont coûté la subsistance de vingt familles ! J’ai vu, en hiver, sur quelques-unes de ces tombes d’animaux, des gerbes de fleurs dont le prix aurait rassasié cinquante pauvres tout un jour ! Et ces regrets éternels, ces attendrissements lyriques des salauds et des salaudes qui ne donneraient pas un centime à un de leurs frères mourant de faim ! "Plus je vois les hommes, plus j’aime mon chien", dit le monument à Jappy, misérable cabot bâtard dont l’ignoble effigie de marbre crie vengeance au ciel. La plupart de ces niches sans abois sont agrémentées, pour la consolation des survivants, d’une photographie du pourrissant animal. Presque toutes sont hideuses, en conformité probable avec les puantes âmes des maîtres ou des maîtresses.
Je n’ai pas eu le bonheur d’assister à un enterrement de première classe. Quel spectacle perdu ! Les longs voiles de deuil, les buissons de fleurs, les clameurs et les sanglots de désespoir, les discours peut-être. Malheureusement, il n’y a pas de chapelle. Avec un peu de musique, la Marche funèbre de Beethoven, par exemple, il m’eut été facile d’évoquer le souvenir des lamentables créatures à l’image de Dieu portées, après leur mort, dans les charniers de l’Assistance publique et enterrées à coups de souliers par des ivrognes.
"Toute caisse contenant un animal mort", dit l’article 9 du règlement déjà cité, « sera ouverte, pour vérification, à son entrée au cimetière. » Ce très sage article a, sans doute, prévu le cas où quelque putain richissime y voudrait faire enterrer son père. »
Léon Bloy, Le Sang des pauvres
Note personnelle : de rire je me suis presque pissé dessus en lisant ça. Bloy, précis, cinglant, comique face à la bêtise humaine, cynique jusqu'aux larmes.
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