04/05/2012
Je dus observer combien les plus laides physionomies offraient une expression de vivacité intelligente et réfléchie
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« Tel était, dans une forme un peu exaltée, mon premier sentiment. Mais je dus observer combien les plus laides physionomies que je rencontrais dans la rue offraient pourtant une expression de vivacité intelligente et réfléchie. Je sentis, en particulier, le luxe étonnant des nuances dans les signes de la finesse, depuis la bonhomie à peine maligne jusqu'à la ruse et la perfidie déclarée. Même variété dans les tours que donne au visage la passion. Pas un trait de ces boutiquiers et de ces ouvrières qui ne fût significatif ; pas une déformation qui ne fût éloquente et, en quelque sorte, historique, si les airs du visage racontent l'histoire de l'homme. Nos mots de laideur spirituelle et de laideur passionnée sont ici de situation.
Un regard plus profond m'embarrassa bien davantage. Comment faisaient donc ces gens-là pour être laids ? Vus d'un peu près, ils ressemblaient parfaitement aux chefs-d'œuvre de leur peinture et de leur sculpture locales. L'application, l'étude me découvraient ces ressemblances. Je m'en pénétrais chaque jour. Avec quelque stigmate de surcroît, je reconnaissais les mentons aiguisés en fourche de Botticelli ; plus loin, exagérée ou comiquement déviée, la ligne ondulée et serpentine de ses beaux corps. Je remarquais ici les maigreurs allongées des têtes faméliques dont s'inspira si fréquemment le triste et attentif Donatello, ailleurs ces larges faces, osseuses et musclées, parfois doublées d'une couche de graisse rose, que nous ramène Ghirlandajo. J'en déduisais que tout ce que Florence présente de vivant répète en laid, mais répète distinctement les choses éternelles qu'elle garde sur ses murailles. Levez le masque qui grimace et la similitude des visages éclate aussitôt.
Ce vilain masque d'où vient-il ? Croirons-nous simplement à la dégénérescence du type depuis le XVIe siècle ? J'ai parfois admiré chez des petites filles de dix ou douze ans, qui jouent dans le ruisseau en sortant de l'école, chez les garçons, jusque vers quatorze ou quinze ans, un caractère qui les oppose à leurs père et mère comme à leurs grands frères et à leurs grandes sœurs. Ces grands enfants ou ces jeunes adolescents sont très beaux. En eux, le modèle de l'art florentin apparaît dans sa fraîcheur, dans sa nouveauté sans une ombre, quelques types tellement purs qu'on les croirait descendus vifs d'une fresque du Dôme, d'un cadre du palais Pitti. Il n'y a d'un peu avivé que la couleur. On saluerait une fillette de la rue : "Bonjour, ange de Botticelli", et telle autre : "Salut, madone de Lippi".
Ange féminin ou madone, il ne faut pas beaucoup de saisons pour les défleurir. Longtemps avant d'être nubiles, toute grâce les a quittées. Dès le premier moment de leur maturité, la ligne se corrompt et le teint se fane. J'en ai cherché et peut-être trouvé la cause dans la vive précocité de toute la race. Ai-je dit que cette beauté des petits enfants a, comme la laideur chez l'adulte, une ardente expression de passion et d'intelligence ? Cet air, commun à toute créature florentine, est peut-être le signe du génie même du pays.
Une passion, une intelligence trop prompte, voilà ce qui dévore, brûle, réduit en cendres le charme délicat des petits Florentins. Sans doute qu'ils soutiennent une vie trop active pour le commun de jeunes êtres. Trop sentir, trop penser les dessèche, les contrefait ou les empâte. Seules, de rares créatures, comme celles que j'ai aperçues aux Cascines, affinées mais fortifiées par l'hérédité du bonheur, savent briller du feu qui ravage toutes les autres. Au combat que les deux plus dures forces de la vie livrent à leur beauté, aux offenses dont la pensée et le désir les accable et les ruine, naît en elles, ou du moins dans l'aspect de leur face pâle, un air de fièvre et de langueur qui compose un charme nouveau.
Par là, tout compte fait, l'art florentin et la nature florentine ne se contrarient plus. Il est superflu de penser que le physique de la race ait perdu grand chose depuis trois siècles. Les meilleurs artistes de la meilleure époque ont, du reste, laissé une collection copieuse de laideurs caractéristiques. Ces ouvrages d'un réalisme aigu sont à considérer. Celui qui les a médités s'aperçoit qu'ils ne diffèrent point, quant aux marques du type, d'avec les œuvres les plus idéalistes. Celles-ci montrent seulement ce type simplifié, remis d'accord avec lui-même et décoré des prestiges de la jeunesse. L'essentiel des traits qu'éternisent tous les artistes florentins leur est venu du populaire de leur ville ; pour le surplus, les enfants et les grandes dames l'apportèrent aux contemplateurs de génie. »
Charles Maurras, Anthinéa, d'Athènes à Florence - (Livre V "Le Génie toscan")
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