04/11/2013
Il est non seulement sincère, mais, par son exaltation, vrai au-delà de toute vérité
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« Kleist, à première vue, semble ainsi s’apparenter à ses contemporains, les romantiques ; mais entre l’amour du merveilleux, la crédulité mi-voulue mi-naïve de ces poètes et son amour forcé du fantastique et de l’étrange, il y a tout un abîme : chez les romantiques "le merveilleux" est un attrait de la nature, chez Kleist "l’étrange" est une maladie. Un Novalis veut croire et se bercer dans sa croyance, un Eichendorff, un Tieck s’efforcent de transformer en jeu et en musique la dureté et l’absurdité de la vie ; Kleist, lui, veut découvrir le secret qui se cache derrière les choses, le palper en le grossissant, son regard scrutateur et impitoyable sonde le fond du surnaturel. Plus l’événement est extraordinaire, plus il est porté à le raconter avec précision, il met une espèce de crânerie à donner de l’insaisissable une relation positive : son esprit passionné s’enfonce ainsi comme une vrille jusque dans la sphère la plus profonde où le merveilleux de la nature et le démoniaque de l’homme fêtent leurs noces mystérieuses. C’est ainsi qu’il se rapproche de Dostoïevski plus qu’aucun autre Allemand : les personnages de Kleist sont aussi des nerveux et leurs nerfs ont des antennes douloureuses qui les relient avec les forces cachées de la nature. Comme Dostoïevski il est non seulement sincère, mais, par son exaltation, vrai au-delà de toute vérité : de là cette atmosphère vitreuse et oppressante comme un ciel d’orage suspendue au-dessus du paysage de son âme, où, alternant avec une imagination inquiète, la froide raison est brusquement emportée par le vent furieux de la passion. Certes il est plein de réalités, magnifique, incomparable, presque, le paysage psychique de Kleist, mais il est difficile à supporter, cependant ; personne ne peut s’y attarder longtemps et lui-même ne put l’endurer que dix ans, parce qu’avec ses brusques contrastes de chaleur et de froid il exige une tension continuelle des nerfs, surexcite les sentiments et condamne à l’inquiétude. Impossible de lui résister toute une vie, son atmosphère est trop lourde, son ciel pèse trop sur l’âme, il est trop chaud et le soleil n’y brille pas assez, la lumière y est trop crue, l’espace trop restreint. Même en temps qu’artiste Kleist n’a pas de patrie, ses pieds ne reposent sur rien de solide dans sa course effrénée. Il est en deçà et au-delà de ce qui existe et nulle part chez lui. Éternellement en lutte avec lui-même, il vit dans le merveilleux sans y croire et crée le réel sans l’aimer. »
Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche
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