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08/11/2013

Dans le feu de l’exaltation

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

 

« Sa plus chère magie, c’est la suggestion, l’élévation du sentiment mais non pas la précision. Sa poésie ne veut jamais exprimer le relief des choses, mais simplement la lumière (c’est aussi la raison pour laquelle il n’y a pas en elle d’ombres plastiques) ; elle ne veut pas décrire et montrer quelques réalités de la terre, mais elle veut nous élever jusqu’au ciel, en nous montrant quelque chose de surnaturel, quelque chose de sentimental qui dépasse la pure intellectualité. C’est pourquoi l’essentiel dans toutes les poésies d’Hölderlin, c’est l’élan vers les hauteurs ; elles commencent toutes, comme il le dit de l’ode tragique, "dans le feu de l’exaltation ; le pur esprit, la sincérité pure a dépassé ses limites". Les premières lignes de ses hymnes ont toujours quelque chose de court, d’abrupt, de précipité, qui ressemble à un démarrage ; la langue du vers doit toujours se détacher d’abord de la prose courante et quotidienne pour s’élancer dans son élément. Chez Goethe, on ne sent aucune transition accentuée entre sa prose poétique (particulièrement celle des lettres de jeunesse) et son vers, aucune césure entre elle et la poésie : à la manière des amphibies, il vit dans les deux mondes, dans celui de la prose et celui de la poésie, dans la chair comme dans l’esprit. Au contraire, Hölderlin ne parle qu’avec difficulté, sa prose, dans ses lettres comme dans ses écrits littéraires, trébuche et glisse au contact de formules philosophiques ; elle est maladroite par comparaison avec la facilité divine de sa versification, qui est chez lui une chose naturelle : comme l’albatros dont il est question dans le poème de Baudelaire, celui qui vole et se meut avec bonheur dans les nuées ne peut, sur le sol, que se traîner avec gaucherie. Mais une fois qu’Hölderlin a gagné les hauteurs de l’enthousiasme, le rythme coule de sa lèvre comme un souffle de feu ; la lourdeur de sa syntaxe se transpose merveilleusement en tournures pleines d’art ; les inversions les plus éblouissantes forment contrepoint, avec une radieuse et magique facilité : transparent comme la substance la plus fine, comme l’élytre éclatant d’un insecte, le "chant inspiré" laisse apercevoir à travers ses ailes bruissantes et lumineuses l’éther et son bleu infini. Précisément ce qui chez les autres poètes est le plus rare, la continuité de l’inspiration, la non-interruption du chant véritable, est pour Hôlderlin chose toute naturelle : dans Empédocle, dans Hypérion, le rythme n’est jamais en défaut ; à aucun instant, dans aucune ligne, il ne redescend des hauteurs où il se tient au-dessus de la terre. Il n’y a plus de prosaïsme pour celui qui est entièrement possédé par l’enthousiasme : la poésie est pour lui comme une langue étrangère qu’il parle naturellement, à côté de la prose quotidienne, et jamais il ne mêle le langage élevé au langage vulgaire ; le lyrisme, l’enthousiasme, aux moments de l’inspiration, remplit son être jusqu’au bord ; l’ivresse de la "chute dans la hauteur", comme il le dit si magnifiquement, dépasse de beaucoup son sujet. Plus tard, son destin a montré par un émouvant symbole que chez lui la poésie est plus forte que l’esprit, le vers plus naturel que la prose, car, lorsque sa raison se trouble, il perd la faculté de parler, de s’exprimer en prose, dans le langage terrestre et ordinaire de la conversation, mais jusqu’à la dernière heure le rythme afflue en lui avec sonorité et le chant rayonne sur sa lèvre vacillante. »

Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche


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