25/02/2014
Comment un homme de 20 ans pourrait-il aujourd’hui se faire un projet de vie qui ait une figure individuelle ?
=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=
« A considérer dans les grandes villes d’aujourd’hui, ces vastes agglomérations d’êtres humains, allant et venant par les rues ou se pressant dans d’immenses manifestations publiques, une pensée prend corps en moi, obsédante : comment un homme de 20 ans pourrait-il aujourd’hui se faire un projet de vie qui ait une figure individuelle et qui, par conséquent puisse être réalisé de sa propre initiative et par ses efforts personnels ? Lorsqu’il essaiera de développer imaginairement cette fantaisie, ne s’apercevra-t-il pas qu’elle est sinon irréalisable, du moins fort improbable, puisque l’espace manque pour la loger, pour se mouvoir à son gré ? Le découragement le portera à renoncer, avec la facilité d’adaptation propre à son âge, non seulement à tous acte, mais encore à tout désir personnel ; il cherchera la solution contraire et imaginera alors pour lui-même une vie standard, faire des desiderata communs à tous ; et il comprendra que, pour obtenir cette vie, il doit la demander ou l’exiger en collectivité avec les autres. Voilà l’action en masse.
(…)
La condition première pour arriver à une amélioration de la situation présente consiste à se rendre bien compte de son énorme difficulté. C’est alors seulement que nous serons à-mêmes d’attaquer le mal dans les profondes couches où il a son origine. Il est en effet très difficile de sauver une civilisation quand son heure est venue de tomber sous les pouvoirs des démagogues. Les démagogues ont été les grands étrangleurs de civilisations. Les civilisations grecque et romaine succombèrent entre les mains de cette faune répugnante qui faisait dire à Macaulay : » Dans tous les siècles, les plus vils exemples de la nature de la nature humaine ont été trouvés parmi les démagogues ». Mais un homme n’est pas un démagogue simplement parce qu’il s’est mis à crier devant la foule. (…) La démagogie essentielle du démagogue, il la porte dans sa tête, elle prend ses racines dans l’irresponsabilité même du démagogue à l’égard des idées qu’il manie, idées qu’il n’a pas créées mais reçues de leurs véritables créateurs. La démagogie est une forme de dégénération intellectuelle qui, en tant que vaste phénomène de l’histoire européenne, apparaît en France vers 1750. Pourquoi à ce moment ? pourquoi en France ? C’est là un des points névralgiques dans la destinée de l’Occident et spécialement dans la destinée française.
C’est un fait que, depuis ce moment, la France et, par irradiation, presque tout le continent croient que la méthode pour résoudre les grands problèmes humains est la méthode de la révolution, entendant par ce mot ce que déjà Leibniz appelait une « révolution générale » , la volonté de tout transformer d’un seul coup et dans tous les genres. C’est à cause de cela que cette merveille qu’est la France est arrivée en de si mauvaises conditions à la conjoncture difficile du présent. Car ce pays possède – ou croit posséder – une tradition révolutionnaire. Et s’il est déjà grave d’être révolutionnaire, combien n’est-il pas plus grave de l’être, paradoxalement, par tradition ! Il est vrai qu’en France on a fait une grande révolution et plusieurs sinistres ou risibles. Mais si l’on s’en tient à la vérité toute nue des annales, on voit que ces révolutions ont surtout servi à faire vivre la France pendant tout un siècle – sauf quelques jours ou quelques semaines – sous des formes politiques plus autoritaires et plus contre-révolutionnaires qu’en presque aucun autre pays. Et surtout, le grand fossé moral de l’histoire française, les vingt années du Second Empire furent évidemment la conséquence de la sottise et de la légèreté des révolutionnaires de 1848. »
José Ortega y Gasset, La révolte des masses – Préface pour le lecteur français – Mai 1937
05:00 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (0) | | del.icio.us | | Digg | Facebook
Les commentaires sont fermés.